Au jour le jour

Crésus, président

L’animateur d’une émission télévisée a lancé à François Hollande : « On a dit que Macron était le “Président des riches”. Qu’en pensez-vous ? »…

Alors Hollande a répondu, d’un air pince-sans-rire : « Non ce n’est pas vrai, Macron n’est pas le “Président des riches”… », puis il a marqué une courte pause. L’animateur et le public, quelque peu interloqués, retenaient leur souffle. Hollande a poursuivi, sur un ton égal, « … pas le Président des riches, mais des très riches ». L’animateur et tout le public ont éclaté de rire, soulagés et ravis. Ce Hollande alors, quel humour féroce, quel sens de la répartie qui fait mouche, enfoncés Laurent Gerra, Stéphane Guillon et autres amuseurs publics !

Ainsi va la bouffonnerie politique en France, en cette fin de Ve République exténuée et inane.

Ayons la charité de ne pas rappeler à François Hollande qu’il fut, lui, comme tous les autres socialistes avant lui et avec lui, de ces élus de « gauche » qui n’avaient rien de plus pressé, une fois élus par les petites gens, que d’aller faire allégeance au Medef et de faire des cadeaux au patronat sous couvert d’« aider les entreprises », de « défendre l’emploi » et de « lutter contre le chômage ». Politique dont on a pu par ailleurs mesurer l’extraordinaire efficacité… N’insistons pas non plus sur le fait que sans la courte échelle de Hollande, Macron serait encore un anonyme.

Arrêtons-nous plutôt sur l’affirmation même que Macron est le « Président des très riches ». Plutôt que d’en rire, il conviendrait de la prendre au sérieux et même au pied de la lettre. En voulant faire un mot piquant, Hollande à proféré une de ces vérités profondes dont la portée va bien au-delà de la signification immédiate.

En effet, quiconque s’est intéressé à l’histoire des sociétés occidentales et spécialement des plus développées d’entre elles, sait que leur modèle économique et politique s’est constitué en Europe à partir des XVe-XVIe siècles et que depuis lors, l’évolution de ces sociétés a été dominée par une idée fixe, une obsession quasi névrotique : s’enrichir ! s’enrichir !! s’enrichir !! tant sur le plan individuel que collectif. Cette maladie, que l’occident tout entier a fini par contracter, n’a cessé de s’aggraver. Jusqu’à la Renaissance, ce qu’on n’appelait pas encore l’économie, ne constituait pas un champ autonome ; toutes les représentations concernant cet aspect de la réalité, ressortissaient, comme les autres, à la théologie. Celle-ci répétait : « Beati pauperes », et pour les consciences chrétiennes les plus imbues de la doctrine officielle, il allait de soi qu’il était « plus difficile à un riche d’entrer au Royaume des cieux qu’à un chameau de passer par le chas d’une aiguille », selon le mot de l’Évangile. Et puis progressivement, à partir du XVe siècle, pour une foule de raisons nombreuses et complexes bien connues des historiens, le monde européen occidental a commencé à se sentir un appétit grandissant pour les biens de ce monde. Dès lors, ce que l’Antiquité latine appelait déjà l’auri sacra fames, la soif exécrable de l’or, que l’on tenait jusque-là pour une espèce de malédiction dégradante, devint toujours davantage le souci des populations, du haut en bas de la pyramide sociale. Une économie nouvelle fondée sur le profit et par conséquent sur l’accumulation de monnaie, se développa impétueusement, dont les principes, théorisés par les premiers mercantilistes devaient fournir bientôt les bases du libéralisme économique du XVIIIe siècle. Ainsi commença le règne de l’Argent-roi qui devait transformer de fond en comble l’existence humaine en devenant le bien par excellence, l’étalon de toute réussite, la mesure de toute chose. Jusqu’au XVe siècle, le monde chrétien féodal conserva le mépris de l’Antiquité gréco-latine pour les activités commerciales. La Renaissance tira les marchands de l’ombre et de l’opprobre, y compris les plus méprisés, ceux qui faisaient commerce de l’argent et inventaient la banque. L’argent fit des mieux nantis d’entre eux les interlocuteurs privilégiés et bientôt les égaux des souverains, comme les Fugger en Allemagne ou les Medicis en Italie. Les bourgeois du négoce, devenus les plus industrieux et les plus entreprenants, s’introduisirent partout, y compris dans les lits des aristocrates et finalement s’emparèrent de tous les capitaux, le foncier, le financier, le culturel, le symbolique, de tous les pouvoirs, y compris celui de légiférer et de gouverner à leur guise. Dès lors, l’hégémonie des nouveaux princes fut totale. Et que l’on sache, il n’y a guère eu de changement notable depuis plus de cinq siècles, si ce n’est que l’écart entre les plus riches et les moins riches n’a cessé de s’accroître pour devenir proprement abyssal, quelle que soit la forme du régime.

Aussi, comme un principe fondamental, quoique non écrit, de la démocratie, veut que le pouvoir soit dévolu de préférence aux plus gros détenteurs de capitaux, toutes les démocraties occidentales sont-elles devenues en réalité des ploutocraties, où ce sont les plus riches (ou leurs fondés de pouvoir) qui font la loi.

Comme quoi, en croyant faire de l’esprit, Hollande n’a fait qu’énoncer une propriété caractéristique des démocraties bourgeoises, dont il fut lui-même, avant Macron, et après tous les autres, une édifiante illustration politique : la confiscation de souveraineté au profit des riches par le biais d’un faux suffrage universel masquant un vrai suffrage censitaire. Se faire élire par les pauvres pour gouverner avec les riches, c’est un procédé déjà ancien et bien éprouvé, qui a permis d’élargir considérablement le chas de l’aiguille !

Mais si ce qu’il faut bien qualifier d’escroquerie éhontée est aussi massivement accepté par des populations qui n’ont même plus conscience d’être flouées et bafouées, c’est pour une raison essentielle et accablante : le citoyen modal façonné par le moule médiatico-politico-scolaire, ou si l’on préfère, l’électeur basique de classe moyenne ou populaire, qui fut peut-être naguère habité par un idéal républicain, ne se soucie plus tellement de liberté, très peu d’égalité et moins encore de fraternité. La seule motivation qui lui reste, pour lui-même ou pour ses enfants, c’est : devenir riche, toujours plus riche ! Et c’est ce désir fou d’enrichissement attisé, hier par les reniements du PS, aujourd’hui par les scélératesses de LREM, qui achèvera demain l’écrasement, déjà très avancé chez nos élites, des valeurs humanistes européennes sous le rouleau de la néo-barbarie friquée.

Alain Accardo

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Chronique parue dans La Décroissance en mai 2018.

Du même auteur, dernier livre paru, Pour une socioanalyse du journalisme (Agone, coll. « Cent mille signes », 2017).