Au jour le jour

Néo-chevalerie

Monsieur Bergeret, à qui je venais d’exposer mon point de vue sur les prétentions hégémoniques de la classe moyenne, m’a fait la remarque suivante :

« Il y a un point sur lequel, je crois, il faudrait insister plus particulièrement. La prétention à l’hégémonie, c’est-à-dire, pour aller vite, à s’ériger en modèle universel, a été, me semble-t-il, le fait de toute classe historiquement dominante. Pour qu’on puisse parler de domination hégémonique, il faut que la supériorité matérielle en capital économique se complète d’une supériorité symbolique dont la plus sûre manifestation, c’est la volonté des dominés d’imiter leurs dominants en toutes choses, pour autant qu’ils en ont les moyens. L’hégémonie, c’est quand les maîtres deviennent des modèles.

Pendant longtemps, la grande masse des petites gens étant vouée à l’exécution des tâches productives matérielles, pénibles et peu rétribuées, il a été difficile aux agents socialement dominés de réaliser l’accumulation initiale de capital indispensable pour se hisser à la hauteur des dominants. C’est la croissance même du capital de la classe supérieure qui a fait, par ricochet, la bonne fortune de la classe moyenne, conformément à ce qu’on pourrait appeler la loi d’Elias : plus les dominants s’élèvent et plus ils tombent dans la dépendance de leurs inférieurs.

» En effet, à mesure que s’accroissait le fossé entre les deux pôles de la domination économique (les oligarchies possédantes et exploiteuses d’un côté, la masse de la plèbe dépossédée et exploitée de l’autre), la division du travail a peuplé l’espace social intermédiaire de groupes de serviteurs de plus en plus diversifiés appelés à exécuter les tâches auxiliaires (administration, encadrement, formation, distribution, communication, sécurité, divertissement, embellissement, etc.) indispensables au bon fonctionnement du système organisé et à la félicité des dominants. Ces catégories et couches intermédiaires ont formé les différentes fractions de la classe moyenne. On conçoit que celles-ci aient toujours été fondamentalement favorables à la sauvegarde de l’ordre qui les avait adoubées. Mais en même temps elles ont toujours été soucieuses d’y renforcer leur position, et donc d’y introduire tout changement profitable, devenant par là même pour leurs employeurs et commanditaires, des vassaux dévoués doublés de concurrents frondeurs.

» Pour réaliser leur propre ascension, les classes moyennes, qui ne pouvaient statutairement, ni accepter de se fondre dans la masse indistincte des déshérités, ni se faire accepter de plein droit parmi les héritiers des lignées aristocratiques, ont très vite compris que leur génie spécifique était de constituer dans l’organisme social une sorte de tissu nerveux, un réseau toujours plus dense de fibres et de synapses assurant la liaison entre les centres et les organes périphériques, établissant la communication et la circulation des biens, des informations et des personnes entre le sommet et la base, le local et le lointain, l’étranger et le national, etc. C’est la raison pour laquelle, depuis l’Antiquité, la prospérité des classes moyennes n’a cessé d’être liée, à la fois comme cause et comme effet, à l’essor du commerce, activité de liaison et d’échange par excellence. Ce n’est pas par hasard que l’un des exemples les plus significatifs de réussite d’une classe moyenne dans l’histoire, bien avant nos cadres actuels, est celui de la chevalerie romaine dont le poids social et politique s’est accru, depuis la fin des guerres puniques, tout au long de l’expansion impérialiste de Rome dans la péninsule italienne d’abord, puis au-delà. Les classes moyennes ont de tout temps adoré associer les affaires et le tourisme.

» Au Moyen-Âge, dans une Europe rurale déstructurée par les grandes invasions et la dislocation de l’empire romain, et où le triomphe de l’éthique chrétienne avait relégué les marchands et les professions d’argent (tel le prêt à intérêt) au rang de “métiers sans nom”, le sort de la classe moyenne, par ailleurs encore bien réduite en nombre, resta étroitement conditionné par les lents progrès de la croissance économique, de la monétarisation des échanges et de l’urbanisation. La montée en puissance du mode de production capitaliste, à partir du XIIe siècle, et surtout l’explosion de créativité de la Renaissance aux XVe et XVIe, puis de la période classique, furent une époque bénie pour la classe moyenne, dont les lignées de banquiers, de juristes, d’artisans-artistes, de savants et de lettrés, ne cessèrent de fournir dans tout l’Occident, de l’argent au Trésor royal, des ministres aux monarques, de riches épouses aux princes, des palais somptueux et des chefs-d’œuvre à leurs cours, des conseillers aux divers Parlements et des échevins aux cités, en même temps que de zélés intendants pour administrer et étriller les masses paysannes.

» L’épisode révolutionnaire du XVIIIe siècle marqua le triomphe d’une classe moyenne (on disait encore « tiers-état ») dont la fraction la plus cultivée avait fait siennes les armes des Lumières et dont la fraction la plus riche en capital économique, les bourgeois de la Banque et de la Manufacture, les profiteurs de la vente des offices puis des biens nationaux, les bénéficiaires de la rente foncière, les nouveaux riches de la Boutique et de la Basoche, les créanciers de la ci-devant noblesse d’épée, finirent par se substituer purement et simplement à cette dernière. Un homo novus de modeste extraction, en s’élevant jusqu’au trône impérial, donna carrière, pour le meilleur et pour le pire, au rêve sempiternel d’anoblissement de toutes les rotures. Au siècle suivant, cette nouvelle classe dominante qui devait tout désormais à l’accumulation du capital économique et financier et à la transmission par héritage, vit se dresser en face d’elle l’incarnation de sa mauvaise conscience, les générations des rejetons indisciplinés, des héritiers trop pressés, des fils prodigues menacés d’exhérédation, des jeunes gens provocateurs ivres d’Art, de Poésie et de Science, qui applaudissaient au Collège de France et à l’Odéon, compissaient la Banque de France et l’Académie, parlaient de mettre des bonnets phrygiens aux dictionnaires et se prenaient pour des voyants après un verre d’absinthe ou une pipe d’opium. Cette fraction riche essentiellement de capital culturel, tenue en lisières et en piètre estime par la grande bourgeoisie, était à bien des égards la préfiguration de notre petite bourgeoisie nouvelle, la fraction des prétendants prétentieux engendrée par l’emballement vertigineux de la machine capitaliste au XXe siècle, et qui s’ingénie aujourd’hui à cogérer « la crise » au service des multinationales, à l’exemple des diplômés des écoles de commerce, de gestion, de communication et des carriéristes du journalisme, sous la conduite des opportunistes de la CFDT et des ambitieux du PS, porte-étendard de toute cette néo-chevalerie de la collaboration des classes en France.

» Ce sont la tertiarisation de l’économie de marché et son productivisme effréné qui, en développant cette partie de la classe moyenne, l’ont élevée à des altitudes grisantes. Le petit-bourgeois gentilhomme, juché au sommet de son capital de savoir et plus encore de faire-savoir, tel un hobereau de province au sommet de sa motte, a entrepris, avec quelque succès jusqu’ici, d’élargir à la planète entière le règne de la médiocrité à l’américaine. C’est dire que cette classe moyenne-là a vendu son âme au capitalisme et qu’elle est tombée aussi bas moralement qu’elle est montée haut socialement, toujours, bien entendu, au nom de l’intérêt des peuples, mais certainement pas dans l’intérêt des classes populaires.

» De fait, aucune émancipation véritable des classes populaires ne sera possible tant que ces dernières resteront en tutelle, sous le magistère politique, moral et culturel d’une classe moyenne elle-même corrompue par l’idolâtrie de l’Argent, avilie par l’hédonisme de la Consommation et abêtie par le désir de singer les riches. Seule la crise globale du féodalisme capitaliste pourra peut-être précipiter au fossé ces attelages sociologiques devenus schizophrènes. Mais nul ne peut prédire l’ampleur de la catastrophe. Laquelle, d’ailleurs, a déjà commencé à produire ses effets terrifiants.

En attendant, ce serait une erreur grossière – mais assurément d’un bel idéalisme – d’espérer que la chevalerie petite-bourgeoise déserte en masse l’ost de ses puissants suzerains pour faire alliance avec la piétaille plébéienne et renverser le trône…Si tant est que la plèbe ne rêve pas de s’y asseoir aussi. »

Alain Accardo

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Chronique parue dans le journal La Décroissance du mois de septembre 2014.

Du même auteur, dernier livre paru, De notre servitude involontaire, (Agone, coll. « Éléments », 2013).