Au jour le jour

Les dindons de la farce électorale

Bis repetita placent L’appel unanime à voter Hollande au deuxième tour de l’élection présidentielle de la part de la « gauche de gauche », c’est-à-dire de celle qui se positionne à gauche du Parti socialiste, depuis le Front de Gauche jusqu’au Nouveau Parti Anticapitaliste et à Lutte ouvrière, donne une nette impression de déjà vu…

À la veille de la présidentielle de 1981, ce qu’on appelait alors encore l’« extrême gauche » avait convié ses maigres troupes à aider François Mitterrand à conquérir l’Élysée. L’argumentation était peu ou prou la même que celle avancée aujourd’hui. Il fallait « battre Giscard » comme il faut maintenant « battre Sarkozy». Une fois sauté le verrou que constituait la présence de la droite à la tête de l’État, il ne resterait plus qu’à pousser la gauche gouvernementale à accomplir ses promesses grâce à la mobilisation dans la rue et sur les lieux de travail d’un « peuple de gauche » galvanisé par l’accession au pouvoir de ses représentants. On sait ce qu’il en est advenu. Et pourtant…

Par bien des aspects, on a l’impression aujourd’hui d’un remake d’une stratégie dont l’expérience a prouvé qu’elle ne pouvait conduire qu’à l’échec. Avec, parmi ceux qui l’ont faite leur, la même hargne à l’encontre de ceux, peu nombreux, qui osent mettre en doute son bien fondé et son efficacité. À l’époque aussi, rares étaient les esprits clairvoyants – non parce qu’ils étaient plus intelligents mais parce qu’ils ne prenaient pas leurs désirs de « révolution » pour la réalité – qui pronostiquaient, sur la base d’une analyse matérialiste des forces sociales qui s’affrontaient alors, des lendemains qui ne pouvaient que déchanter.

En anticipant le ralliement d’une gauche néo-petite bourgeoise éprise de « réalisme » au marché, à l’entreprise et au profit, c’est-à-dire au capitalisme ; en prévoyant le désenchantement et la démoralisation qui n’allaient pas manquer de s’ensuivre parmi les ouvriers et les employés qui avaient crû en elle ; en avertissant même que cette désillusion allait faire le lit de la droite réactionnaire ; les esprits clairvoyants apparaissaient comme des rabat-joie et des oiseaux de mauvais augure – qui n’avaient droit pour toute réponse qu’à l’injure.

Tel fut le cas, par exemple, pour un article écrit au cours de la folle soirée du 10 mai 1981, prise de la Bastille dérisoire d’une foule électorale en délire, dont une décennie de gestion sociale-libérale confirmera rétrospectivement le caractère dérisoire [1]. Il suscita une bordée d’invectives de la part des lecteurs qui avaient participé à la « fête ». Une décennie de gestion sociale-libérale montrera que le seul tort des auteurs fut d’avoir eu raison trop tôt.

Le début de l’article mentionné aurait d’ailleurs pu être repris tel quel pour introduire celui-ci : « L’histoire, on l’a assez dit, parfois se répète : ce qui, la première fois, se manifeste comme tragédie se reproduit la seconde fois sous forme de farce. Mais aujourd’hui, la farce copie la farce [2]». Au-delà la nature fondamentalement farcesque d’une « démocratie représentative » où la délégation de pouvoir rituelle à des politiciens professionnels reconduit la dépossession politique des classes populaires, la farce consistait en l’occurrence à substituer au « libéralisme avancé » un « socialisme de la responsabilité ». L’un n’avait été que le premier pas dans la marche triomphale d’un néolibéralisme passé à l’offensive après l’échec de la « nouvelle société » mise trop tôt sur la rampe de lancement par Jacques Chaban-Delmas, avec Jacques Delors comme conseiller en charge des Affaires sociales et culturelles, puis des questions économiques.

Sur le plan idéologique,ce libéralisme, pour se rénover, s’était affublé de quelques oripeaux libertaires récupérés dans le florilège soixante-huitard pour séduire les rescapés néo-petits bourgeois de la pseudo révolution de Mai en pleine reconversion carriériste. Mais c’est précisément le « socialisme de la responsabilité » qui permettra à ces derniers de parachever leur irrésistible ascension. Responsabilité de quoi et devant qui ? De la mise aux normes capitalistes européennes de l’économie et française devant un patronat en voie de transnationalisation, sous la houlette de François Mitterrand et de Pierre Mauroy puis de Laurent Fabius, avec le come back de Jacques Delors en Père-la-Rigueur.

Certes, une trentaine d’années se sont écoulée depuis, et la conjoncture politico-idéologique aujourd’hui est bien différente. Le « projet » porté par le PS n’est plus « socialiste » – si tant est qu’il l’ait jamais été autrement que sur le papier –, comme Lionel Jospin avait crû bon de le signaler avant une défaite bien méritée. À tel point que Manuel Vals, lieutenant très en vue de François Hollande, à qui ses pulsions sécuritaires pourraient promettre un bel avenir au ministère de l’Intérieur, avait proposé de débaptiser le PS de son appellation « socialiste » devenue totalement incontrôlée, pour lui trouver une dénomination plus appropriée à sa fonction de « gestionnaire loyal » du capitalisme. En attendant, on peut suggérer en gardant les initiales, comme le font déjà de facétieux gauchistes : « Parti Solferino ».

C’est d’ailleurs là que la farce redouble une nouvelle fois la farce : pour clore la parenthèse sarkoziste, François Hollande n’a rien d’autre à offrir que la trilogie éculée « changement-rassemblement-redressement » qui n’annonce rien d’autre que la poursuite et même – crise financière aidant – le renforcement du cours droitier emprunté par la « gauche de gouvernement ».

Or, c’est à cette gauche-là que le Front de Gauche veut servir de force d’appoint tout en assurant à ses électeurs que c’est pour la bonne cause : non plus pour la révolution mais pour une « République sociale » – à défaut d’être socialiste. Quand on parle du Front de gauche, il convient évidemment de distinguer entre, d’une part, ses dirigeants, ses cadres, ses experts et ses intellectuels organiques ; et d’autre part, la masse de ses électeurs, elle-même assez diverse. La curée aux places (ou le souci de les sauvegarder pour ce qui concerne les élus du PCF) suffit pour expliquer que les premiers fassent la courte échelle à Hollande pour bénéficier en retour d’un renvoi d’ascenseur aux élections suivantes. En revanche, on pourrait s’étonner que la masse des électeurs leur emboîtent le pas sans se poser quelques questions.

Sans doute peut-on imputer, pour ce qui est des plus âgés, à la mémoire que tout Français qui se respecte se doit d’avoir courte, l’oubli du passé mitterrandien voire mitterandolâtre que le leader du Front de gauche se refuse à renier, oubli qui devrait inciter à une certaine méfiance à l’égard de ses proclamations de tribune. De même peut-on admettre que l’ignorance ou l’inattention les aient empêché de remarquer que la clique d’économistes liés aux banques dont Hollande s’est entouré soient ceux-là mêmes qui ont prodigué leurs conseils à Sarkozy et sa bande, cornaqués maintenant par Michel Sapin, énarque « socialiste » comme son camarade de promotion et ardent partisan du Traité de Maastricht, dont il avait été un artisan acharné quand il officiait comme ministre de l’Économie et des Finances du gouvernement de Pierre Bérégovoy.

Encore que le « crétinisme parlementaire » (plutôt présidentiel dans le cas présent) soit inhérent au « réformisme petit bourgeois », comme le déplorait Marx, n'allons pas jusqu'à considérer comme complètement décérébré l'ensemble des électeurs du Front de gauche appelés à être les dindons de la farce électorale. Nombreux sont ceux qui ont remarqué, pour s’en agacer, la présence de moins en moins discrète, autour du candidat « socialiste », de chevaux de retour mitterrandiens ou de poulains jospiniens qui (avoir été prêts durant des mois à courir sous les couleurs strauskaniennes si leur favori n’avait pas chuté) piaffent d’impatience en sentant la victoire proche. Et rares sont certainement ceux qui nourrissent des illusions à l’égard des intentions de cette équipe une fois installée dans les hautes sphères gouvernementales. Si la plupart estiment sans doute, quand même, pour s’en contenter, que, « malgré tout », la politique menée par la nouvelle majorité, ne peut-être, « de toute façon », que meilleure que celle de l’ancienne ; on peut imaginer que d’autres misent sur une mobilisation populaire et un débordement à gauche dans la foulée de l’élan créé par la défaite de la droite.

Un pari audacieux. Mais, comme on l’a rappelé plus haut, ce pari a un air de déjà vu et peut laisser sceptique si l’on tient compte de l’expérience passée. « La situation aujourd’hui est totalement différence de celle de la fin des années 1980 », objectent les stratèges de ce « gauchissement » de la politique menée par la gauche au pouvoir sous la pression des masses. En quoi ? La réponse est pour le moins spécieuse : « C’est justement parce que le peuple n’attend pas grand-chose d’une gauche de gouvernement qui, cette fois-ci, ne promet aucune “rupture avec le capitalisme”, que les gens ne cèderont pas à la démoralisation due à la trahison des promesses qui leur avait été faites. Si la “ rigueur ” a pu passer sans susciter d’opposition massive et résolue, c’est parce que le peuple attendait autre chose et s’est trouvé pris au dépourvu. Là, c’est lui qui va imposer autre chose, faire en sorte que le gouvernement cède et le suive, au lieu de céder aux patrons, aux financiers et aux injonctions de l’Europe du capital. Sinon, il sautera ». Autrement dit, « battre Sarkozy » en évitant que le Front national ne continue à gagner des voix parmi la « France invisible » délaissés par un PS « déprolétarisé » ne serait pas une fin en soi mais le moyen de créer un « appel d’air » qui devrait donner à l’offensive populaire un second souffle et aux idéaux d’émancipation collective une nouvelle jeunesse.

On ne saurait mettre en doute la sincérité des défenseurs de cette stratégie, engagés depuis des années aux côtés des travailleurs en lutte contre la politique de régression sociale menée pour intégrer la France dans ce qu’on n’ose plus appeler le « grand marché » européen. Mais la « faisabilité », comme diraient les technocrates, de cette stratégie pose problème. Pour la mettre en œuvre, il faudra, en effet, compter avec les résistances non seulement de la droite, mais, comme aurait dit Georges Marchais, de la « fausse gauche » gouvernementale, qui n’est, tout bien pesé, qu’une « deuxième droite [3] » ; et même, au sein de la « vraie gauche » que représenterait le Front de gauche, des caciques et des apparatchiks partidaires ou syndicaux, prompts à freiner des deux pieds, comme on l’a encore constaté lors des mouvements sociaux qui se sont succédés durant la dernière la décennie, lorsque ceux-ci menacent de transformer les « partenaires sociaux » en adversaires irréductibles.

Autant dire qu’un travail de longue haleine à la base de conscientisation et d’organisation attend les militants adeptes de la stratégie du « débordement » pour maintenir la combativité des dominés et garantir leur autonomie par rapport aux sommets, toujours tentés de pactiser avec les dominants. Sinon la farce copiera une fois de plus la farce aux dépens des premiers, l’histoire se confondant alors avec ce qu’en ont toujours dit les seconds : une infinie répétition.

Jean-Pierre Garnier

—— Jean-Pierre Garnier a publié aux éditions Agone : Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite-bourgeoisie intellectuelle et l'effacement des classes populaires (2010).

Notes
  • 1.

    . Alain Bihr, Jean-Pierre Garnier, Louis Janover et René Loureau, « Ils ont gagné »,NON !, juillet-août 1981 ; Critique socialiste, juin 1981.

  • 2.

    Ibid.

  • 3.

    Jean-Pierre Garnier et Louis Janover,La Deuxième Droite, Robert Laffont, 1987.