Au jour le jour

L’autocar fou

Au lendemain du dernier sommet de Davos, fin janvier 2012, on pouvait lire en substance dans la presse que les sommités de la finance internationale réunies à cette occasion « s’interrogeaient sur la pertinence des réponses apportées à la crise ». Il y eut peu de réactions à cette information ahurissante ; on s’inquiétait apparemment davantage de l’absence de neige dans les stations de ski du fait de la douceur persistante de la météo.

Pour mesurer ce que la nouvelle concernant la grand-messe de Davos avait de confondant, imaginons un autocar lancé sur une route de montagne où on s’apercevrait tout à coup que les freins ne répondent plus ; imaginons que les passagers apparemment les plus compétents décident que le seul moyen de ralentir le véhicule, c’est de l’alléger en demandant au plus grand nombre possible de voyageurs d’avoir assez d’esprit de sacrifice pour se jeter par la portière. Il est certain qu’au bout d’un moment les gens, tant parmi les éjecteurs que les éjectables, commenceraient à se poser des questions sur la pertinence de la défenestration en matière de freinage automobile et à se dire qu’il vaudrait mieux essayer d’autres solutions plus appropriées.

Ne serait-on pas effaré d’entendre alors les mêmes experts proposer d’abord de monter à fond le volume de la radio, ensuite de baisser la clim et enfin de chanter en chœur « Plus près de toi, mon Dieu » ?… Pis même : ne trouverait-on pas stupéfiant qu’une fois l’autocar écrasé au fond du ravin, il y ait encore quelques rescapés pour se demander avec perplexité, allongés sur leur civière, si les différentes mesures adoptées étaient les bonnes. Eh bien, ces gens-là seraient dignes d’être invités à Davos, à un sommet sur la pertinence !

Il n’est pire sourd…, c’est connu. Mais gardons-nous de croire que nos gouvernants sont plus idiots que la moyenne de ceux qu’ils gouvernent. Nous sommes tous à peu près également bornés. C’est une affaire d’abêtissement collectif plus que d’intelligence individuelle. Chacun-e dispose en effet (sauf accident particulier) de suffisamment d’intelligence pour comprendre une foule de choses très compliquées nécessaires à son existence. Mais de même qu’il y a des choses qu’il est nécessaire de connaître le plus exactement possible, de même il y a des choses qu’il n’est pas nécessaire d’apprendre, voire qu’il est préférable d’ignorer, ou de ne pas comprendre, pour vivre sereinement.

Une société mal organisée – et elles le sont toutes à des degrés divers – est donc poussée à cultiver le flou, l’opacité, l’ignorance sur les causes réelles qui provoquent, génération après génération, des effets inhumains, d’autant plus indignes d’une grande civilisation qu’un autre arrangement ou une autre forme d’organisation permettrait d’y remédier efficacement. Au fond, l’un des plus grands obstacles au progrès de la civilisation, c’est cet aveuglement inhérent au fonctionnement même de nos structures (celles de nos institutions objectives comme celles de notre subjectivité personnelle). Toute prise de conscience qui commence à remettre en question la légitimité et donc la stabilité du désordre établi est génératrice de malaise collectif et d’inconfort individuel. L’ordre existant se défend contre la critique sociale d’abord et surtout en sécrétant de l’ignorance, en distillant de la bêtise, en valorisant l’incompétence. Nous avons pris l’habitude d’en rendre responsables nos princes, « la bourgeoisie », « les classes dominantes », etc. Bien sûr, à tout seigneur tout honneur, ce sont les plus puissants qui sont le plus intéressés à la reproduction tranquille du système social, mais celui-ci dispense à tous des profits d’appartenance, même dérisoires, en échange de quoi il incline les entendements à épouser sans même l’interroger la mythologie qui fonde tous les rapports sociaux de domination : la croyance inepte que c’est la seule solution viable. Comme fait en ce moment même le gouvernement grec.

Les médias, les tournois sportifs, les concours, les jubilés, les débats parlementaires, les sommets rituels, les élections présidentielles, tout sert d’abord à cela : faire chanter en chœur les passagers d’un autocar fou qui roule vers l’abîme.

Alain Accardo

Chronique initialement parue dans le journal La Décroissance, du mois de mars 2012. —— Alain Accardo a publié plusieurs livres aux éditions Agone : De notre servitude involontaire (2001), Introduction à une sociologie critique (2006), Journalistes précaires, journalistes au quotidien (2006), Le Petit Bourgeois Gentilhomme (2009), Engagements. Chroniques et autres textes (2000-2010) (2011).