Au jour le jour

Honteuse persécution d’un garçon

En remplaçant « Chinois » par « Rom », ce texte écrit voilà près d’un siècle et demi sur la côte ouest américaine par le journaliste Mark Twain croise notre désespérante actualité française.

À San Francisco, l’autre jour, « un garçon bien habillé, en route pour l’école du dimanche, a été arrêté et jeté en prison pour avoir jeté des pierres sur des Chinois ».

Quel commentaire sur la justice humaine ! Comme cela met tristement en relief notre inclination humaine à tyranniser les faibles ! San Francisco a peu de raisons de s’attribuer du mérite pour avoir ainsi traité ce pauvre garçon. Quelle avait été l’éducation de cet enfant ? Comment pouvait-il deviner qu’il ne faut pas lapider un Chinois ? Avant de prendre parti contre lui, avec la ville outragée de San Francisco, accordons-lui une chance – écoutons le témoignage de la défense.

C’était un garçon « bien habillé », et un étudiant de l’école du dimanche, on peut donc parier sans crainte que ses parents sont des gens intelligents, nantis, avec juste assez de méchanceté naturelle dans leur caractère pour leur faire désirer les journaux, et les apprécier ; et ainsi ce garçon avait l’opportunité toute la semaine d’apprendre comment agir correctement, de même que le dimanche.

C’est de cette façon qu’il a appris que la grande communauté de Californie impose une taxe minière illégale à John l’étranger, alors qu’il permet à Patrick l’étranger d’extraire de l’or sans payer – sans doute parce que le Mongol avili ne dépense rien en whisky, alors que le Celte raffiné ne peut exister sans whisky.

C’est de cette façon qu’il a appris qu’un nombre respectable de percepteurs – il serait injuste de dire la totalité – perçoivent l’impôt deux fois et non une fois ; et que, attendu qu’ils le font dans le seul but de décourager l’immigration chinoise dans les mines, c’est là une chose qu’il faut applaudir très fort, et d’ailleurs on la considère comme étant singulièrement facétieuse.

C’est de cette façon qu’il a appris que, quand un Blanc dévalise une rampe de lavage (le terme « Blanc » désigne ici Espagnols, Mexicains, Portugais, Irlandais, Honduriens, Péruviens, Chiliens, etc.), on l’oblige à quitter le camp ; et quand un Chinois fait la même chose, il est pendu.

C’est de cette façon qu’il a appris que, dans de nombreuses régions de la vaste côte du Pacifique, l’amour sauvage et libre de la justice est si fort dans le cœur des gens que, chaque fois qu’un crime secret et mystérieux est commis, ils disent « Que justice soit faite, même si les cieux nous tombent sur la tête » et s’en vont immédiatement pendre un Chinois.

C’est de cette façon qu’il a appris, en examinant une moitié des « affaires locales » quotidiennes, qu’il apparaît que la police de San Francisco est soit endormie soit morte, et en examinant l’autre moitié qu’il semble que les journalistes soient pris d’une folie admirative pour l’énergie, la vertu, l’immense efficacité et l’intrépidité audacieuse de cette même police – en mentionnant avec triomphalisme comment « le policier Untel aux yeux de lynx » a capturé un pauvre fripon de Chinois qui volait des poulets et l’a conduit glorieusement à la prison de la ville ; et comment le « vaillant policier Machin-Chouette » a surveillé en douce les faits et gestes d’un « fils de Confucius aux yeux en amande et sans méfiance » (notre journaliste n’est rien moins que facétieux), l’a suivi avec cet air vague de stupidité et d’inconscience qu’affecte toujours avec tant de finesse cet être inscrutable pendant une période d’éveil, le policier à 40 dollars, et a fini par l’arrêter au moment même où il posait les mains de façon suspecte sur un sachet de punaises que son propriétaire avait laissé dans un lieu découvert ; et comment un policier avait exécuté un acte prodigieux, et un deuxième policier un autre, et un troisième un autre encore – et la plus grande partie de ces actions concentrée le plus souvent autour d’un incident éblouissant : un Chinois coupable d’un crime à six sous, un malheureux dont le délit doit être glorifié pour en faire quelque chose d’énorme afin que le public ne se rende pas compte du nombre de vauriens véritablement importants qui, entre-temps, restent en liberté, et à quel point la réputation de ces policiers tant célébrés est en réalité surfaite.

C’est de cette façon que le garçon a appris que le corps législatif – lequel sait très bien que la Constitution a fait de l’Amérique un asile pour les pauvres et les opprimés de tous les pays et que les pauvres et les opprimés qui se sont enfuis pour trouver un refuge chez nous ne doivent pas payer de droits d’admission exagérés – a voté une loi selon laquelle tous les Chinois doivent être vaccinés en débarquant et payer 10 dollars pour ce service au représentant dûment habilité de l’État, alors qu’il existe énormément de médecins à San Francisco qui seraient contents de le faire pour 50 cents.

C’est de cette façon que le garçon a appris qu’un Chinois ne possède aucun droit que quiconque soit obligé de respecter, qu’il n’a aucun chagrin sur lequel quiconque soit obligé de s’apitoyer?; que ni sa vie ni sa liberté ne valaient un sou quand un Blanc avait besoin d’un bouc émissaire?; que personne n’aimait les Chinois, que personne ne leur venait en aide, que personne ne leur évitait la moindre souffrance quand il était commode de la leur infliger ; que tout le monde, individus, communautés, la majesté de l’État lui-même, était d’accord pour haïr, insulter et persécuter ces humbles étrangers.

Et en conséquence, n’était-il pas entièrement naturel que ce garçon au cœur chaleureux qui se rendait gaiement à l’école du dimanche, l’esprit grouillant d’incitations à de nobles et vertueuses actions qu’il vient d’apprendre, se dise : « Tiens, voilà un Chinois ! Dieu ne m’aimera pas si je ne le lapide pas. »

Et c’est pour cela qu’il a été arrêté et mis dans la prison de la ville.

Tout concourait pour lui apprendre que lapider un Chinois était une tâche noble et sacrée, et pourtant, à peine a-t-il fait son devoir qu’on le punit pour cela – lui, le pauvre garçon, qui toute sa vie n’a pu s’empêcher de remarquer qu’un des loisirs préférés de la police, là-bas, du côté de Gold Refinery, est d’observer avec un calme amusé les bouchers de Brannan Street lâcher leurs chiens sur des Chinois innocents et les obliger à s’enfuir à toutes jambes [1] Quand on pense à l’enseignement des humanités que toute la « Côte pacifique » donne à sa jeunesse, on ne peut que trouver une terrible et absurde sublimité dans les vertueux effets de manche des bons édiles de San Francisco proclamant (comme ils l’ont fait récemment) qu’« il a été activement ordonné à la police d’arrêter tous les garçons, de tout signalement et dans tous les endroits, lorsqu’ils attaquent des Chinois ».

Néanmoins, réjouissons-nous vraiment que cet ordre ait été donné, en dépit de son incohérence manifeste ; et soyons tout à fait assurés que la police, elle aussi, est contente. Parce qu’il n’y a aucun danger pour eux lorsqu’ils arrêtent des garçons, à condition qu’ils soient du genre fluet, et les journalistes vont devoir acclamer leurs performances avec la même loyauté que par le passé, sinon ils n’auront pas d’informations.

Les informations à San Francisco vont maintenant prendre une nouvelle forme : « Le policier toujours vigilant et efficace Untel est parvenu, hier après-midi, à arrêter le jeune Tommy Jones malgré une résistance acharnée », etc., suivi par les statistiques habituelles et un ultime hourra, accompagné de son ironie involontaire : « Nous sommes heureux de pouvoir affirmer qu’il s’agit du quarante-septième garçon arrêté par ce vaillant policier depuis que la nouvelle ordonnance a pris effet. La plus extraordinaire activité règne dans les forces de police. Aussi loin que remontent nos souvenirs, rien de pareil n’a jamais été vu. »

Mark Twain

Texte initialement paru sous le titre « Disgraceful Persecution of a Boy » dans The Galaxy en mai 1870 ; extrait de La Prodigieuse Procession & autres charges (Agone, 2011).

Notes
  • 1.

    J’ai de nombreuses scènes de ce genre en mémoire, mais je pense en ce moment à l’une d’elles en particulier : les bouchers de Brannan Street avaient lancé leurs chiens sur un Chinois qui passait tout tranquillement avec un panier de vêtements sur la tête ; et tandis que les chiens lacéraient sa chair, afin de parfaire la drôlerie de la scène, un des bouchers a cassé quelques dents au Chinois à l’aide d’une moitié de brique. L’incident est resté dans ma mémoire avec davantage de ténacité malveillante, sans doute parce que j’étais alors employé par un journal de San Francisco et que je n’ai pas eu le droit de publier l’information, qui aurait pu offenser une partie de la composante particulière qui était abonnée au journal. [nda]