Au jour le jour

Y a-t-il une alternative à la « guerre contre le terrorisme » ?

Selon l’opinion commune, les attentats du 11 septembre 2001 ont changé le monde. Le 1er mai 2011, le cerveau présumé de ce crime, Oussama Ben Laden, a été assassiné. Les Nations unies ont fait savoir que mai 2011 avait été le mois le plus meurtrier pour les civils afghans depuis qu’elles ont commencé à faire le décompte des victimes, il y a quatre ans.

Un certain nombre d’analystes ont noté que, bien que Ben Laden ait fini par être tué, il a remporté de grands succès dans sa guerre contre les États-Unis. « Il ne cessait d’affirmer que la seule manière de bousculer militairement les États-Unis dans le monde musulman et de défaire ses satrapes était d’attirer les Américains dans une série de guerres limitées mais coûteuses qui ne pouvaient que les mener à la faillite, écrit Eric Margolis. Ce qu’il appelait “saigner les États-Unis”. Sous la présidence de George W. Bush, puis de Barack Obama, les États-Unis ont foncé droit dans le piège de Ben Laden. […] Les dépenses militaires monstrueusement élevées et la dépendance à la dette […] sont peut-être l’héritage le plus pernicieux de l’homme qui pensait pouvoir vaincre les États-Unis ».

Il fut tout de suite évident que Washington cherchait à répondre aux souhaits les plus ardents de Ben Laden. Comme je l’ai écrit peu de temps après le 11-Septembre, il suffisait de connaître un minimum la situation dans la région pour comprendre qu’« un assaut massif sur des positions musulmanes [était] justement la réponse [qu’appelaient] de leurs prières Ben Laden et ses associés [et que] cette réaction ferait tomber les États-Unis et leurs alliés droit dans un “piège diabolique” – selon les mots du ministre français des Affaires étrangères [Hubert Védrine] ». Michael Scheuer, l’agent de la CIA chargé de la recherche d’Oussama Ben Laden à partir de 1996, a déclaré peu de temps après que « Ben Laden a expliqué très précisément à l’Amérique pourquoi il nous faisait la guerre. [Il] est là pour modifier radicalement la politique des États-Unis et de l’Occident à l’égard du monde islamique », et il a largement réussi : « L’armée et la politique des États-Unis sont en train d’achever la radicalisation du monde islamique, ce qu’Oussama Ben Laden a essayé de faire avec un succès certain, mais jamais total, depuis le début des années 1990. Il me semble qu’on peut en conclure que les États-Unis d’Amérique demeurent le seul allié indispensable de Ben Laden. » Ce qui reste sans doute vrai, même après sa mort.

Y avait-il une alternative ? Selon toute probabilité, le mouvement djihadiste, qui était, pour une large part, extrêmement critique à l’égard de Ben Laden, aurait pu être ébranlé et divisé après le 11-Septembre. Ce « crime contre l’humanité », comme il a été justement qualifié, aurait pu être considéré comme un crime, justement, qui appelait donc une opération internationale pour appréhender les suspects. On l’a dit à l’époque mais cette possibilité n’a même pas été examinée.

Dans Autopsie des terrorismes, j’approuvais la conclusion du journaliste britannique Robert Fisk, pour qui les « crimes horribles » du 11-Septembre ont été commis avec « une malignité et une cruauté terrifiante ». Il n’est pas inutile de rappeler que ces crimes auraient pu être pires encore. Supposons ainsi que les assaillants soient allés jusqu’à bombarder la Maison Blanche, tuer le président, installer une dictature militaire brutale tuant des milliers et torturant des dizaines de milliers de personnes, mettre sur pied un centre de terrorisme international pour installer des États terroristes et tortionnaires similaires ailleurs et mener une campagne internationale d’assassinats ; et pour couronner le tout, qu’ils aient invité une équipe d’économistes – appelons-les « les Kandahar boys » – qui auraient tôt fait de mener l’économie à la pire dépression de son histoire. De toute évidence, cela aurait été bien pire que le 11-Septembre.

Malheureusement, ce n’est pas une fiction. Cela a bel et bien eu lieu. La seule inexactitude dans ce bref résumé est qu’il faut multiplier les chiffres par vingt-cinq pour avoir un équivalent du nombre de victimes par habitant. Je parle bien sûr de ce qu’on appelle souvent en Amérique latine « le premier 11-Septembre » : le 11 septembre 1973, quand les États-Unis sont enfin parvenus à renverser le gouvernement démocratique de Salvador Allende au Chili par un coup d’État militaire qui plaçait le général Pinochet à la tête du pays. […]

L’assassinat d’Oussama Ben Laden met un terme à une phase au moins de la « guerre contre le terrorisme » re-déclarée par le président George W. Bush après le deuxième 11-Septembre. Évoquons maintenant brièvement cet événement et sa portée. Le 1er mai 2011, Oussama Ben Laden a été tué dans sa résidence, qui était à peine protégée, par une mission d’attaque de soixante-dix-neuf Navy SEALs entrés au Pakistan en hélicoptère. Le gouvernement a d’abord donné toutes sortes de versions sensationnelles de l’événement, qu’il a ensuite retirées, avant que les rapports officiels montrent de façon toujours plus évidente que l’opération était un assassinat planifié, qui a donné lieu à de multiples violations des règles les plus élémentaires du droit international, à commencer par l’invasion elle-même. Il semble qu’il n’y ait pas eu de tentative d’appréhender la victime non armée vivante, comme on imagine qu’auraient pu le faire soixante-dix-neuf commandos qui ne rencontrent pas de résistance – en dehors de celle de sa femme, qui n’était pas armée non plus, et qu’ils ont tuée en légitime défense lorsque, selon la Maison Blanche, elle a « bondi » sur eux. […]

Il pourrait être intéressant de se demander comment nous réagirions si des commandos irakiens atterrissaient dans le ranch de George W. Bush, l’assassinaient et jetaient son corps dans l’Atlantique – après lui avoir administré les rites funéraires adéquats, cela s’entend. Indiscutablement, il n’est pas un « suspect » mais le « cerveau » qui a donné l’ordre d’envahir l’Irak. C’est-à-dire de commettre le « crime international suprême qui ne diffère des autres crimes de guerre qu’en ce qu’il contient en lui le mal de tous les autres », pour lequel les criminels nazis furent pendus : des centaines de milliers de morts, des millions de réfugiés, la destruction d’une grande partie du pays et de son patrimoine national et le conflit religieux meurtrier qui s’est maintenant étendu à toute la région. Tout aussi indiscutablement, ces crimes dépassent de très loin tout ce qu’on a pu attribuer à Ben Laden. […]

De même donc, il est indiscutable que Bush et ses associés ont commis le « crime suprême international », le crime d’agression. Le crime a été défini très clairement par le juge de la Cour suprême Robert Jackson, procureur en chef pour les États-Unis au procès de Nuremberg, définition confirmée ensuite par une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies. Un « agresseur », proposa Jackson dans sa déclaration liminaire, est un État qui est le premier à commettre des actions telles que « l’invasion de ses forces armées, avec ou sans déclaration de guerre, sur le territoire d’un autre État ». Personne, pas même les partisans les plus résolus de l’agression, ne peut nier que c’est exactement ce que Bush et ses associés ont fait.

On ferait bien aussi de se souvenir des mots de Jackson à Nuremberg sur le principe d’universalité : « Si certaines violations de traités sont des crimes, ce sont des crimes que ce soient les États-Unis ou que ce soit l’Allemagne qui les commettent, et nous ne sommes pas disposés à établir des règles de justice pénale contre d’autres que nous n’accepterions pas de voir invoquées contre nous. » Ou encore : « Nous ne devons jamais oublier que les faits pour lesquels nous jugeons ces accusés sont ceux pour lesquels l’Histoire nous jugera demain. Leur donner une coupe empoisonnée, c’est aussi la porter à nos lèvres. » […]

Il n’y a donc que deux possibilités : soit Bush et ses associés sont coupables du « crime international suprême » qui contient en lui tous les maux successifs, des crimes qui dépassent de très loin tout ce qu’on peut attribuer à Ben Laden ; soit on déclare que le procès de Nuremberg était une mascarade et que les alliés ont commis des « assassinats juridiques ». Tout cela, encore une fois, indépendamment de la question de la culpabilité des accusés : établie par le tribunal de Nuremberg dans le cas des criminels nazis, présumée en toute vraisemblance depuis le début dans le cas de Ben Laden – même si Obama n’a pas laissé l’occasion de l’établir formellement devant un tribunal. […]

Quelles sont les conséquences probables du meurtre de Ben Laden ? Pour le monde arabe, cela n’aura sans doute guère de portée. Son influence déclinait depuis longtemps ; et, depuis quelques mois, il avait été éclipsé par le « Printemps arabe ». Son importance dans le monde arabe était parfaitement résumée par le titre de l’éditorial du spécialiste du Moyen-Orient et d’Al-Qaida, Gilles Kepel, dans le New York Times du 7 mai 2011, « Ben Laden était déjà mort ». Kepel écrit que sa mort ne devrait pas soucier grand-monde. Ce titre aurait d’ailleurs pu paraître bien plus tôt si les États-Unis n’avaient pas mobilisé le mouvement djihadiste en attaquant l’Afghanistan et l’Irak, comme les services de renseignements et les chercheurs l’avaient laissé entendre. Quant au mouvement djihadiste, Ben Laden en était sans aucun doute un symbole vénéré, mais il ne jouait apparemment pas un grand rôle dans ce « réseau de réseaux », comme le caractérisent les analystes, qui mène surtout des opérations indépendantes.

L’opération Geronimo aurait pu être l’étincelle qui met le feu aux poudres au Pakistan, avec des conséquences terribles. Sans doute l’assassinat était-il perçu comme un « acte de vengeance » par l’administration. Et sans doute le rejet de l’option légale reflète-t-il la distance entre la culture morale de 1945 et celle d’aujourd’hui. Quelle qu’en soit la motivation, il ne pouvait guère s’agir de la sécurité. Comme dans le cas du « crime international suprême » en Irak, l’assassinat de Ben Laden illustre une fois de plus le fait que, contrairement aux théories reçues, la sécurité soit rarement un facteur prioritaire dans l’action des États.

Il y a encore beaucoup à dire, mais même les choses les plus évidentes et élémentaires laissent considérablement à penser quand on se penche sur le 11-Septembre, ses conséquences, et ce qu’elles présagent pour l’avenir.

Noam Chomsky

—— Extrait de la préface à son livre, Autopsie des terrorismes. Les attentats du 11-Septembre 2001 et l’ordre mondial, Agone, 2011. AutopsieTerrorismes