Au jour le jour

Consultation gratuite

Conversation entendue dans la salle d’attente d’une petite usine à soins, pardon, d’un gros cabinet médical dans un bourg de France profonde. Ici, la moitié des patients se connaissent pour le moins depuis l’école primaire.

Un gros rougeaud à casquette s’adresse à sa voisine qui tient un bambin sur ses genoux : - Tu viens pour le petit ? - Oui, il a attrapé froid et il s’est mis à tousser. Je préfère le montrer au docteur… - En général c’est pas bien méchant, dit Rougeaud d’un ton qui se veut rassurant. Avec un bon sirop et du paracétamol ça se calme vite.

Sur la chaise voisine un grand échalas à lunettes prend la conversation en marche et dit en repliant son journal : - À condition que ce soit vraiment du bon sirop. Je viens de voir dans le journal que la commission de contrôle des médicaments a ordonné le retrait de deux sirops du marché, des sirops pour enfants justement. À cause du scandale du Mediator, ils sont nettement plus regardants maintenant… - C’est quand même terrible, dit Rougeaud, que pour s’en mettre plein les poches les grands laboratoires se foutent pas mal d’empoisonner les gens…

Une mamie avec des mitaines et des bottillons fourrés, qui pourrait bien avoir été l’institutrice des trois autres, déplore d’une voix pleine de réprobation : - Moi je n’arrive pas à comprendre comment ça peut se faire. Des investisseurs, des financiers, qui ont des actions dans des laboratoires, je peux comprendre : la seule chose qui les intéresse, c’est les dividendes, pas les personnes en chair et en os. Mais les gens qui travaillent pour eux, tous ces salariés, ces techniciens, ces commerciaux, tous ces hommes et ces femmes, et tous ces chercheurs tellement instruits et diplômés, ce sont des gens comme vous et moi, des pères et des mères de famille, non ?… Comment peuvent-ils accepter de mettre sur le marché des produits qui tuent ou estropient les enfants ? Ils n’ont pas de conscience ?

Échalas opine gravement : - Comme disait le vieux Tonton Dufau (son oncle ?) : « Sans conscience, toute ta science tu peux te la mettre où je pense ».

De sa chaise en face, un quinquagénaire grisonnant, genre cadre moyen, en veste de cuir, intervient d’un air entendu : - C’est pas une question de conscience ; la conscience, ça marche quand les gens ont le choix ; mais là, ils sont coincés dans un système et quand le système est pourri, les gens se comportent comme des pourris, c’est comme ça. On croit toujours qu’on peut faire ce qu’on veut, mais on ne commande rien du tout ; c’est le système qui te commande, et comme c’est le pognon qui commande le système, il faut faire le maximum de pognon dans le minimum de temps, point-barre. Tout le reste c’est du pipeau. Et celui qui n’est pas d’accord, il peut aller se faire délocaliser chez les Roumains. - Ouais, c’est vrai, concède Échalas avec réticence, mais quand même, quand même, ta conscience, elle te reste ; tu peux pas faire n’importe quoi, bordel… - Pour faire du fric, beaucoup de gens feraient absolument n’importe quoi, ils vendraient leur mère… coupe Rougeaud catégorique. - Mais pas assassiner des enfants… gémit Mamie, l’air consterné. - Mais Madame Berthous, dit Legrison en s’efforçant d’être aimable, si vous êtes chercheur dans un grand machin, vous les voyez jamais les malades qui prennent les médicaments. Les gens que vous voyez tous les jours, c’est vos collègues et puis des cadres, des managers qui vous mettent la pression pour fabriquer un nouveau produit avant la concurrence, sans prendre le temps de faire tous les tests nécessaires, parce que si vous prenez le temps, vous perdez de l’argent. C’est la loi du Marché.

Après un silence, Rougeaud enchaîne : - Eh oui, c’est sûr, les gens, ils sont comme ils sont, ils ont pas choisi et ils peuvent pas se changer du jour au lendemain. C’est le système qu’il faut changer, mais comme il est entre les mains des riches et de leurs copains politiciens… - C’est ça qui est malheureux, dit la maman de l’enfant qui tousse, mais peut-être que ça va pas durer très longtemps encore, parce que je vois bien autour de moi, au bureau, partout, les gens commencent à en avoir marre, vraiment marre… on sent qu’ils sont révoltés… - Ah ouais, dit Legrison un brin sarcastique, et qu’est-ce qu’ils comptent faire, voter pour un éléphant socialiste ? - Oh attends un peu, glousse Rougeaud d’un ton réjoui, comme s’il allait en raconter une bien bonne, cette fois il va y avoir la Marine ; si elle arrête pas de « caracoler en tête » des sondages, comme dit le comique du JT, il se pourrait bien qu’il y ait des surprises à l’abordage… - Parce que toi, tu crois vraiment qu’elle et ses potes, ils veulent changer le système ? Ils ne seraient pas là plutôt pour le sauver, des fois ? interroge Legrison avec l’air de se marrer. Le capitalisme, il a toujours eu deux roues de secours, une à droite, avec les fachos, et une à gauche, avec les socialistes en peau de lapin…

Une porte s’ouvre, l’un des quatre médecins du cabinet apparaît et appelle le client, pardon, le « patient » suivant. C’est moi. Je quitte à regret le passionnant colloque avec le sentiment qu’en un quart d’heure ses membres ont formulé sur l’état de la France malade des observations cliniques beaucoup plus éclairantes que celles des prétendus experts consultés par les médias.

Alain Accardo

Chronique initialement parue dans le journal La Décroissance, du mois de juin 2011. —— Alain Accardo a publié plusieurs livres aux éditions Agone : De notre servitude involontaire (2001), Introduction à une sociologie critique (2006), Journalistes précaires, journalistes au quotidien (2006), Le Petit Bourgeois Gentilhomme (2009), Engagements. Chroniques et autres textes (2000-2010) (2011).