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Du droit au logement au droit à la ville (2)

Démocratie locale ou auto-gouvernement territorial ? Depuis le début des années 1960, des milliers d’articles, des centaines de mémoires universitaires ou de rapports administratifs, des dizaines de livres ont été et continuent d’être consacrés à la participation des habitants à la politique urbaine. Cette logorrhée continue à s’écouler sous le label pléonastique de « démocratie participative ». Car, malgré les lois de décentralisation qui étaient censées « rendre le pouvoir aux citoyens dans la gestion des affaires de la Cité », ceux-ci continuent, plus de vingt ans après, à être largement tenus à l’écart de la prise de décisions, notamment et surtout quand celles-ci sont importantes.

Chacun sait que les réunions de concertation avec les associations, les commissions extra-municipales, les comités de quartier, pour ne rien dire des rares référendums, sont instrumentalisés, quand ils ne sont pas carrément mis en place par les autorités locales pour donner une touche démocratique à une gestion municipale - pour ne parler que de ce niveau territorial - qui reste plus que jamais l'apanage d'une élite conseillée par des experts, auxquelles sont associés des acteurs économiques du secteur privé. Il en résulte, au niveau local, une « fracture civique » accrue entre représentants et représentés qui ne fait que redoubler celle déjà existante au niveau national, alors que la décentralisation devait permettre de compenser celle-ci par celle-là grâce au transfert d'un certain nombre de compétences et de responsabilités à des instances élues, géographiquement - pour ne pas dire physiquement - proches des électeurs.

Comme ce rapprochement spatial n'a pas réduit la distance politique entre les pouvoirs publics et les citoyens-citadins, on s'efforce de mettre au point de nouveaux mécanismes et procédures de démocratie dite « participatives », où les habitants d'une localité pourraient enfin figurer parmi les « acteurs à part entière » de la politique menée en leur nom. Néanmoins, il ne saurait être question de laisser l'initiative à la base, comme le voudraient les extrémistes adeptes d'un « basisme populiste », sous peine d'empêcher les sommets de continuer à diriger. Il importe donc de veiller à ce que la « participation populaire » ne donne pas lieu à des débordements incontrôlables. D'où l'appel à une pléthore de chercheurs en sciences sociales pour aider les « décideurs » à « moderniser l'action de l'État », c'est-à-dire à atténuer, à défaut d'y mettre fin, la « crise de la représentation » dont souffre, jusqu'à l'échelle locale, la « démocratie de marché » - en fait, le capitalo-parlementarisme -, en imaginant ou en peaufinant un système de démocratie locale où la participation ne dégénérerait pas en subversion des institutions représentatives. Dernières trouvailles en date, généralement importées de l'étranger (Brésil, Canada, Allemagne. Danemark, etc.) : les forums locaux de discussion, budgets participatifs, jurys de citoyens, etc.

La notion de « citoyenneté urbaine » ou « locale » dont se gargarisent les sociologues, politologues, géographes urbains et autres spécialistes ès démocratisation des institutions locales n'a rien à voir, sinon sur le mode antithétique, avec l'acception que le sociologue Henri Lefebvre avait initialement donné à ce concept - du moins quand il croyait encore en la capacité de la classe ouvrière à renverser l'ordre bourgeois. Pour les promoteurs français de la « démocratie participative », celle-ci ne doit être suscitée que pour autant qu'elle reste contrôlée. On encouragera donc l'expression des habitants tout en veillant à « cadrer leurs demandes » et à les impliquer dans l'élaboration de la réponse qui leur sera donnée sous forme d'un « projet » dûment estampillé. Celles jugées « excessives », donc « irréalisables », seront écartées voire ignorées : car la « délibération démocratique » ne saurait déboucher sur des « propositions irresponsables ». Autrement dit, ne seront prises en compte que les revendications « réalistes », c'est-à-dire celles dont la satisfaction est compatible avec ce que permettent les rapports sociaux capitalistes. Aussi les qualifiera-t-on de « citoyennes », label valorisant accolé depuis une vingtaine d'années à toutes les pratiques sociales qui agréent aux pouvoirs publics.

Pour Henri Lefebvre, au contraire, l'implication active des citadins-citoyens dans la résolution des problèmes urbains n'avait de sens, à l'origine, que dans une perspective de transformation radicale de la société. Il est logique, dans ces conditions, que les chercheurs convoqués de nos jours pour concocter une énième version de la « participation » se gardent bien, dans leurs cogitations, de se référer à la position de Lefebvre sur la question, sauf pour la falsifier. C'est pourquoi, à de rares exceptions près, son nom ne figure jamais dans les bibliographiques pléthoriques qui accompagnent leurs analyses et leurs recommandations. Les écrits où Henri Lefebvre explique ce qu'il entend par « citoyenneté », en particulier dans le domaine de la politique urbaine, ne manquent pas. Mais il faut distinguer entre ceux de la période où Lefebvre pensait que la révolution urbaine était indissociable d'une révolution socialiste de ceux de la période où, une fois la gauche institutionnelle arrivée au pouvoir, il devra revoir à la baisse ses espoirs de transformation sociale. Seuls les premiers ont été retenus ici, dans la mesure ils tranchent avec les gloses « citoyennistes » innombrables, plus consensuelles les unes que les autres, qui ont cours aujourd'hui en France dans les milieux savants sur la consolidation ou même la « refondation » de la démocratie locale.

Lors d'un débat organisé en 1967 sur le thème « L'urbanisme aujourd'hui », Lefebvre avait au préalable rappelé la perspective stratégique où s'inscrivait sa réflexion : « Un réformisme urbain à visée révolutionnaire. ». Autrement dit l'ouverture d'un nouveau front anticapitaliste pour passer sans plus attendre au socialisme. Il insista tout particulièrement sur la place et le rôle des habitants. « L'important me semble être l'intervention des intéressés. Je ne dis pas “participation”. Il y a aussi un mythe de la participation. Mais tant qu'il n'y aura pas, dans les question d'urbanisme, l'intervention directe, au besoin violente, des intéressés, et tant qu'il n'y aura pas de possibilité d'autogestion, à l'échelle des communautés locales urbaines, tant qu'il n'aura pas des tendances à l'autogestion, tant que les intéressés ne prendront pas la parole pour dire, non pas seulement ce dont ils ont besoin, mais ce qu'il souhaitent, ce qu'ils veulent, ce qu'ils désirent, tant qu'ils ne donneront pas un compte-rendu permanent de leur expérience de l'habiter à ceux qui s'estiment des experts, il nous manquera une donnée essentielle pour la résolution du problème urbain. Et, malheureusement, on tend toujours à se passer de l'intervention des intéressés. [1] »

Il convient de préciser que ceux que Lefebvre appelait « les intéressés » étaient les simples citoyens-citadins et non pas, ou pas seulement, les élus locaux qui les représentaient. Il en allait de même pour les experts en aménagement urbains qui, selon Henri Lefebvre, devaient à la fois abandonner leur habitus technocratique et mettre un terme à leur soumission aux puissances capitalistes : « Nous devons partir de ce point de vue, c'est l'intervention des intéressés, autant dans les problèmes de décentralisation que dans les problèmes d'urbanisme qui est essentielle, et, à ce titre, un corps d'urbanistes d'État, c'est-à-dire ayant une certaine indépendance vis-à-vis des intérêts privés, mais contrôlés par la base, c'est-à-dire contrôlés démocratiquement dans une orientation socialiste, pourrait être une étape ou quelque chose d'intéressant allant vers la solution de notre problème. [2] »

À l'époque, le transfert de responsabilités au profit des collectivités locales en matière de politique urbaine n'était pas encore effectif, mais la nécessité de la décentralisation était déjà à l'ordre du jour, non seulement dans l'opposition au pouvoir gaulliste, mais aussi au sein de ce dernier. Déjà, des réformes avaient été prudemment mises en œuvre par le gouvernement pour « démocratiser » le fonctionnement de l'appareil d'État. Cependant, il ne s'agissait pour celui-ci que de pouvoir continuer à contrôler le tout sans avoir à tout contrôler. Une stratégie et aussi un stratagème que Lefebvre n'avait pas manquer de relever pour le critiquer : « Un des problèmes les plus paradoxaux et scandaleux de la politique actuelle, c'est de faire une décentralisation purement fictive, qui est simplement opérée par les organismes de l'État sans que les intéressés aient vraiment voix au chapitre, ce qui est tout à fait extraordinaire. Sous prétexte et sous couleur de décentralisation, on centralise un peu plus puisque l'État centralisé se charge de la décentralisation qui, de ce fait, est purement fictive. [3] »

En fait, si les solutions que préconisait Henri Lefebvre ne revenaient pas à instaurer, à l'échelle locale, un double pouvoir ni même un contre-pouvoir, elles allaient néanmoins bien au-delà de ce qui sera mis en place plus tard sous le signe de la « démocratie participative ». « J'insiste beaucoup, ajoutait-il, sur l'idée qu'il peut y avoir une participation illusoire : réunir deux cents personnes dans une salle et leur dire, leur présenter sur un tableau : voilà les plans qui ont été élaborés. Ce n'est même pas une consultation, c'est de la publicité, c'est une pseudo participation. Or, cela a déjà été fait, je pourrais dire où et comment. La participation doit être une intervention permanente et perpétuelle des intéressés, c'est-à-dire qu'il s'agit, en réalité, de comités à la base d'usagers, ayant une existence permanente. Je ne dis pas institutionnelle. Cela pourrait d'ailleurs faire partie du nouveau droit que nous réclamons, d'un droit relatif aux questions d'urbanisme. Il faut que la capacité d'intervention des intéressés soit permanente, sans quoi elle devient un mythe. »

Presque dix ans plus tard, en 1976, les partis de la gauche institutionnelle (PCF, PS et MRG) sont enfin parvenus, non sans mal, à se coaliser dans une « Union de la gauche » et à élaborer un « Programme commun » pour la conquête électorale du pouvoir dans une perspective de « transition au socialisme ». Comme l'avait maintes fois déjà signalé et souligné Henri Lefebvre : sur l'espace, la réflexion de la gauche parlementaire, PCF compris, était des plus limitées au plan théorique. Aucune analyse sérieuse et approfondie de la spécificité de la dimension spatiale de la domination capitaliste, et quasiment rien sur ce que pourrait ou devrait être un « espace socialiste ». Pour contribuer à mettre fin à cette carence théorique et politique, Lefebvre prend alors part à de nombreux débats au sein ou en dehors des partis de l'Union de la gauche. L'un d'eux, centré autour de la question « Y a-t-il une théorie socialiste de l'espace ? », mérite de retenir l'attention car il offrit l'occasion Lefebvre de résumer l'état d'avancement de sa réflexion théorique, mais aussi politique et stratégique sur l'espace [4].

Tout d'abord, Lefebvre revient une fois de plus sur l'« intervention permanente des intéressés » dans la « possession et la gestion collective de l'espace » en tant qu'élément fondamental de la « transformation de la société ». Après avoir successivement évoqué « les différentes fonctions de l'espace capitaliste », ses « contradictions » et l'« éclatement généralisé des espaces » qui en résulte, il en arrive aux « mouvements qui mettent en question l'usage de l'espace ».

Comparés aux revendications ouvrières concernant le travail, les entreprises, les usines, c'est-à-dire l'exploitation capitaliste, les mouvements portant sur l'« organisation de l'espace extérieur au lieu de travail », qui, selon Lefebvre, semblaient alors « se lever à l'échelle mondiale », sont « encore parcellaires, encore incomplets, encore peu conscients d'eux-mêmes ». Les revendications qu'ils portent ne sont pas à proprement de classe car il s'agit de « mouvements d'usagers ». Très fréquents et nombreux aux États-Unis en particulier, « ils mettent un peu partout en question l'usage de l'espace ». Ils révèlent, en s'y opposant, deux caractéristiques fondamentales propres à l'espace capitaliste, que Lefebvre avait dégagées dans ses travaux précédents : 1. « l'espace n'est pas seulement un espace économique dont toutes les parties sont interchangeables, un espace devenu valeur d'échange » ; 2. « l'espace n'est pas seulement un instrument d'homogénéisation politique de toutes les parties de la société ».

« Au contraire, enchaîne Lefebvre, les mouvements d’usagers mettent en évidence » que : 1. « l’espace reste un modèle, un prototype perpétuel de la valeur d’usage et qu’il résiste à la généralisation de l’échange et de la valeur d’échange dans une économie capitaliste et sous l’autorité d’un État homogénéisant » ; et 2. « l’espace est une valeur d’usage et plus encore le temps auquel il est intimement lié, car le temps c’est notre vie, notre valeur d’usage fondamentale ». Ce dernier point conduit Lefebvre à revenir sur le statut du temps dans l’espace social de la modernité : le « temps vécu » disparaît, il « perd forme et intérêt social, sauf le temps de travail ». Tandis que « l’espace économique se subordonne le temps », l’espace politique, qui homogénéise, fragmente et hiérarchise, « l’évacue comme menaçant et dangereux pour le pouvoir ». En d’autres termes, les mouvements sociaux sur et dans l’espace réintroduisent ces deux « refoulés » de la logique capitaliste et étatique : l’usage et l’histoire.

Il en découlait, pour les partis de l’Union de la gauche, un impératif stratégique : « Un des points les plus importants d’un pouvoir de gauche sera de donner l’impulsion à tous ces mouvements d’usagers ou de citoyens qui n’ont pas encore trouvé leur expression ni leur langage et qui sont très souvent enfermés dans des cadres extrêmement étroits, de telle sorte que la signification politique de leur action leur échappe. » (On retrouve ici un argumentaire « avant-gardiste » analogue à celui de Marx, repris par Lénine, à propos du mouvement ouvrier naissant : seul un parti politique peut transformer un mouvement social spontané en force consciente et organisée.)

En d’autres termes, il incombait au futur gouvernement de la gauche unie de radicaliser et de politiser ces mobilisations pour qu’elles concourent, elles aussi et sur un nouveau terrain, au changement de société. La position de Lefebvre à ce sujet était sans ambiguïté : « Un des rôles politiques d’un pouvoir de gauche sera donc de déployer la lutte des classes dans l’espace » – souligné par l’auteur. Une voie exactement inverse, est-il besoin de le préciser, à celle, éminemment pacificatrice et stabilisatrice, qui sera empruntée par les dirigeants de la gauche institutionnelle, une fois parvenus aux responsabilités gouvernementales. À cet époque, pourtant, en dépit de son scepticisme à l’égard des intentions réelles des leaders de la gauche française candidats à la succession de la droite au sommet de l’État, Lefebvre ne désespérait pas de les voir s’engager dans cette « rupture avec le capitalisme ouvrant la voie à une transition démocratique, graduelle et pacifique vers le socialisme », inscrite aussi bien dans le Programme commun que dans les projets officiels respectifs des partis socialiste et communiste français.

C’est pourquoi Henri Lefebvre consacrera la seconde partie de son intervention à l’« espace socialiste ». Car il ne faisait pas de doute à ses yeux qu’« une société qui se transforme en allant vers le socialisme ne peut accepter (fût-ce au cours de la période transitionnelle) l’espace produit par le capitalisme. L’accepter, comme accepter la structure politique et sociale existante, c’est courir à l’échec ». Après avoir rappelé les traits principaux de l’espace socialiste (« passage de la domination à l’appropriation », « primat de l’usage sur l’échange », « espace de différence » et non de répétition et d’interchangeabilité), il en revient au « rôle déterminant des mouvements sociaux », non plus seulement dans la mise en question de l’espace capitaliste, mais dans son remplacement par un espace socialiste.

Pour Lefebvre, « seules la convergence et la rencontre entre les mouvements ouvriers et paysans, liés à la production des choses dans l’espace », avec ceux qui viennent de la production de l’espace considéré dans son entier, « permettront de changer le monde ». Sans doute, réitère-t-il, « les mouvements relatifs à la possession et à la gestion de l’espace n’ont pas le caractère continu, donc aisément institutionnel, de ceux qui proviennent des usines, des unités et des branches de la production ». Néanmoins, « si la poussée de la base (les usagers) s’exerce avec assez de force, elle ne peut manquer d’infléchir la production en général vers celle de l’espace, et celle-ci vers les besoins sociaux de cette base », lesquels sont dès lors déterminés par l’« action des intéressés », et non plus « définis par des “experts” ». Du coup, « les notions d’équipement et d’environnement se dégagent de leur contexte technocratique et capitaliste » pour acquérir de nouvelles significations pratiques. Reste à préciser les lesquelles. Selon Lefebvre, en effet, « l’éclatement spontané, venu de la “base” révolutionnaire en profondeur, ne saurait suffire à une définition efficace, opératoire de l’espace dans une société socialiste ». Pour mener « à sa fin l’éclatement de tout espace imposé, […] la gestion de l’espace comme celle de la nature ne peut être que collective et pratique, contrôlée par la base, donc démocratiquement ».

On le voit, la conception lefebvrienne de la démocratie locale n’avait rien à voir, à l’époque, avec celle qui prévaut dans l’esprit de ceux qui parlent aujourd’hui d’« approfondir » cette dernière : il s’agit de remettre en cause le pouvoir des gestionnaires attitrés (et titrés) des « affaires de la Cité », et non de le consolider par des artefacts participatifs. Dans la société nouvelle en gestation dont Henri Lefebvre rêvait, les « intéressés », les « concernés », comme il appelait ces « simples citoyens » rarement écoutés et jamais entendus, « ne “participent pas” » : ils « interviennent, gèrent et contrôlent ». Car « la reconstruction de “bas en haut” » d’un espace social jusqu’ici « produit de “haut en bas” implique l’autogestion générale, c’est-à-dire l’autogestion territoriale aux divers niveaux, complétant celle des unités et instances de production ». Pour Henri Lefebvre, il va de soi que « la poussée de la base et l’autogestion de l’espace ne pourront se borner à un réformisme ». N’hésitant pas à emprunter ouvertement la formule à Marx, il en définit l’horizon immédiat : le « renversement du monde » qui « implique le bouleversement des espaces dominants » [5]. Car si « la production dans une société socialiste se définit comme production des besoins sociaux, […] ces besoins sociaux, pour une bonne part, concernent l’espace : logements, équipements, transports, réorganisation de l’espace urbain, etc. Ce qui prolonge la tendance capitaliste à produire l’espace en modifiant radicalement le produit. Ce qui contribue également à transformer la vie quotidienne. » Ainsi, « autogestion générale » et « révolution de l’espace » vont-ils de pair : la première « se révèle à la fois moyen et fin, phase de la lutte et objectif », en même temps que la seconde « amplifie la révolution définie comme un changement de la propriété des moyens de production ». En effet, « elle lui confère une dimension nouvelle, à partir de la suppression d’une propriété privée particulièrement dangereuse : celle de l’espace, du sous-sol, du sol, de l’ espace terrestre, aérien, planétaire et interplanétaire ».

Comme on peut en déduire au vu de ce qui précède, l’appropriation collective de l’espace va bien au-delà d’un changement du statut juridique de celui-ci. « Les formules dites transitionnelles, affirme Lefebvre, n’ont pas réussi : étatisation du sol, nationalisations, municipalisations. Comment limiter puis supprimer la propriété privée de l’espace ? » Une fois de plus « en se souvenant des écrits de Marx et Engels : un jour, qui ne saurait indéfiniment tarder [sic], la propriété privée du sol, de la nature et de ses ressources paraîtra aussi absurde, aussi odieuse, aussi dérisoire que la possession d’un être humain par un autre ». La conclusion de Lefebvre est à cet égard sans appel : « Une transformation de la société suppose la possession et la gestion collective de l’espace par l’intervention permanente des “intéressés” avec leurs intérêts multiples et même contradictoires. Donc la confrontation. »

Cette position « radicale » paraîtra sans nul doute anachronique et irréaliste aujourd’hui, confrontée aux « mutations » – concept biologisant, donc naturalisant, s’il en est – que les sociétés doivent subir et affronter sous l’effet des formes nouvelles revêtues par l’accumulation du capital. Mais il ne faut pas oublier ce que le terme « radical » signifie – et l’on m’excusera de me référer de nouveau à Marx : aller à la racine de la réalité sociale qu’on observe, si l’on veut la comprendre et la transformer. Et c’est précisément ce à quoi s’est attachée toute une tradition de pensée critique dont Henri Lefebvre, hier, comme le géographe anglais David Harvey, aujourd’hui, pour ne mentionner qu’eux, comptent parmi les meilleurs représentants.

En préambule à son intervention, Henri Lefebvre avait lancé cet avertissement : « “Changer la vie ”, “ changer la société ”, cela ne veut rien dire s’il n’y a pas production d’un espace approprié. » Il n’avait pas prévu que la bourgeoisie, libérée pour le moment – un moment qui commence à trop durer et que beaucoup voudraient éternel – de toute opposition sérieuse à son règne planétaire, allait se charger elle-même, à sa manière, de mener à bien ce changement, et produire l’« espace approprié » à l’extension et la pérennisation de sa domination. Avec le concours de gouvernants, au niveau national et local, de planificateurs, d’urbanistes et d’architectes eux-mêmes « appropriés » à ce changement. Mais aussi, sur le plan idéologique, de chercheurs empressés à produire les discours « scientifiques » d’accompagnement destinés à mieux le faire accepter. Il est vrai que changer la société n’est pas changer de société !

Le géographe David Harvey définit le droit à la ville comme le « pouvoir collectif de remodelage sur les processus d’urbanisation », lequel devrait promouvoir le développement de nouveaux « liens sociaux » entre citadins, d’une nouvelle « relation avec la nature », avec de nouvelles « technologies », de nouveaux « styles de vie » et de nouvelles « valeurs esthétiques », afin de nous rendre « meilleurs » [6]. Bref, l’essor d’une véritable civilisation urbaine radicalement autre, pour ne pas dire opposée à celle produite par le mode de production capitaliste. Mais David Harvey reste imprécis et incertain sur les voies et les moyens permettant d’y parvenir. Il se contente d’évoquer rituellement les « mouvements de citadins » qui s’opposent ou revendiquent et les « espaces d’espérance » constitués par les lieux alternatifs où s’expérimentent d’autres manières, qu’il qualifie d’« utopiennes », de pratiquer l’espace urbain. Pourtant, ni les uns ni les autres n’ont réussi jusqu’ici à empêcher la logique de classe qui oriente l’urbanisation de continuer à s’imposer, sinon, tout au plus, de manière ponctuelle, superficielle et éphémère, et le plus souvent en position défensive. Avec réalisme, Harvey lui-même reconnaît en même temps que « l’idée que la ville pourrait fonctionner comme un corps politique collectif, un lieu où et d’où les mouvements progressistes pourraient surgir, ne paraît pas plausible ».

L’état présent des rapports de classes est effectivement assez différent de la situation du début du siècle dernier, quand on pouvait… ou croyait pouvoir compter sur de puissantes organisations de la classe ouvrière pour surmonter ce qui passait alors pour l’une des crises finales du capitalisme et œuvrer à l’avènement d’un monde nouveau. Certes, David Harvey parle de « confrontation entre possédants et dépossédés, de « collision massive », jusqu’à préconiser « une lutte globale, principalement avec le capital financier, puisque c’est l’échelle à laquelle s’effectuent actuellement les processus d’urbanisation ». Avec une question qui peut paraître provocante en ces temps de consensus : « Oserons-nous parler de lutte des classes ? »

Sans doute les classes existent-elles encore. Mais, de nos jours, on ne sait plus exactement où elles se trouvent. Physiquement, leurs membres respectifs vivent dans des espaces bien déterminés. Mais, politiquement, c’est une autre histoire. Tandis que, d’une part, la techonologisation, la mondialisation, la flexibilisation et la financiaritacion du capital rendent l’ennemi de classe de plus en plus impalpable ; d’autre part, un sujet de l’émancipation clairement identifié manque à l’appel. Le prolétariat, ouvriers et employés réunis, continue, certes, de croître numériquement. Mais il est pas uni par des organisations, des leaders, des penseurs, des programmes, des théories, des idéaux, par une vision du monde commune. Il constitue, comme aurait dit le philosophe Jean-Paul Sartre, suivi par le sociologue Pierre Bourdieu, une « classe en soi », mais non une « classe pour soi », condition sine qua non pour reprendre une lutte offensive.

En attendant, il faut bien admettre que « le pouvoir collectif de remodelage des processus d’urbanisation », c’est la bourgeoisie, maintenant transnationalisée, qui le détient. Un remodelage qui va de pair avec les transformations en cours de la dynamique du capitalisme. Et il est peu probable que cette classe accepte de s’en laisser déposséder sans réagir. Car cela impliquerait qu’elle soit d’abord dépossédée du pouvoir d’agir sur les conditions générales qui déterminent ces processus urbains comme beaucoup d’autres ; qu’elle accepte d’être, par conséquent, privée de son pouvoir économique et politique, et de cesser, en somme, d’être une classe dirigeante. Une hypothèse irréaliste, pour ne pas dire absurde. « Il y a une guerre de classe, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre, et nous sommes en train de la gagner », déclarait publiquement Warren Buffet, l’un des hommes les plus fortunés de la planète [7].

À la suite de Lefebvre, Harvey conclue que « la révolution sera urbaine, au sens le plus large du terme, ou ne sera pas [8] ». Si ces mots ont un sens autre que rhétorique, ils laissent entendre que l’appropriation populaire effective de l’espace urbain n’ira pas sans violence. C’est-à-dire sans résistance économique, institutionnelles, médiatique et même armée, en dernière instance, des possédants, qui ne manqueront de faire donner leurs « forces de l’ordre ». À cet égard, il serait imprudent d’oublier l’avertissement célèbre du président Mao : « La révolution n’est pas un dîner de gala. »

Jean-Pierre Garnier

Texte extrait d'une intervention au séminaire « Habitat y sociedad », Faculté de géographie de l'université de Barcelone, 26 novembre 2010 —— Jean-Pierre Garnier a publié aux éditions Agone : Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite-bourgeoisie intellectuelle et l'effacement des classes populaires (2010).

Notes
  • 1.

    Henri Lefebvre , « L’urbanisme aujourd’hui. Mythes et réalités »,Les Cahiers du Centre d’études socialistes, sept-oct 1967, n° 72-73.

  • 2.

    Ibid.

  • 3.

    Ibid.

  • 4.

    Henri Lefebvre, « L’espace : produit social et valeur d’usage »,La Nouvelle Revue socialiste, 1976, n° 18.

  • 5.

    Lefebvre avait pris soin de mettre en garde un auditoire « socialiste » déjà tenté – « nouvelle philosophie » et « deuxième gauche » aidant – de prêter une oreille réceptive aux sirènes de l’anticommunisme : « Je sais qu’il est de mode aujourd’hui de dire que le marxisme est dépassé, qu’il s’éloigne dans l’histoire. Je signale à ceux qui par hasard se laisseraient entraîner sur cette dérive que, précisément aujourd’hui et aujourd’hui plus que jamais, on ne peut analyser les phénomènes mondiaux qu’à la lumière et en partant des catégories fondamentales du marxisme, quitte à les modifier, quitte à les développer. »

  • 6.

    David Harvey, « The Right to the City », art. cit.

  • 7.

    CNN, 25 mai 2005 etNew York Times, 26 novembre 2008.

  • 8.

    David Harvey, « The Right to the City », art. cit.