Au jour le jour

Une identité anationale

Au parloir de la maison centrale de Lannemezan, en compagnie d’un écrivain, prix Goncourt des années 1970, on parlait de tout et de rien. En fin d’entretien, on a même devisé sur l’emploi de la langue française…

De retour en cellule, je me suis demandé : où et comment apprend-on à écrire cette langue quand, comme moi, on a échappé à presque tout formatage littéraire ? Dans les grandes écoles ? Par la lecture des classiques ? Aurais-je, à la manière d’un petit singe savant, contrefait ce que j’ai lu ? Par le truchement de son usage en société ? (Même au fond d’un quartier d’isolement, comme lorsqu’ils m’ont interdit tout échange verbal, durant sept interminables années ?) Et de quelle société parle-t-on ? Celle des cités populaires de par chez nous, terre d’asile des réfugiés rouges, où on baragouinait volontiers l’espingouin ? ou celle des rebelles clandestins venus de l’Europe entière ? ou enfin celle de la prison et de ses larrons enchaînés ? La piste est plus embrouillée qu’il n’y paraît, commençons donc par le début.

Originaire des vertes collines du pays gascon, on m’a raconté que j’appartenais à la première génération à recevoir le français comme unique langue maternelle. Mes grands-parents se taisaient lorsque j’entrais dans la pièce, de peur peut-être que leur patois ne gangrenât l’apprentissage de la langue noble et pure. Sur les marchés, les paysans discutaient à voix basse. Je les comprenais mais je ne devais pas le reconnaître. De ces origines, il me reste le rhumatisme de l’amputation d’une langue dont la trace de l’absence est indélébile. Hier encore, on vivait au cœur d’un pays qui était le nôtre. Et bien avant l’invention du GPS on s’y repérait sur la foi des points cardinaux. On disait « daouan », devant, pour l’Est ; et bien sûr « darrèr », derrière, pour l’opposé. Pour le Sud, « a mountagno » – car par temps clair les sommets enneigés des Pyrénées illuminaient le ciel… Et pour le Nord, on ne s’embarrassait pas de manière : on indiquait « a Franço » – c’est-à-dire « vers la France ». On en parlait comme d’un État voisin, un pays étranger. On a été prétendument intégrés, voire digérés. Mais en réalité mis de côté, excentrés. On habite désormais le fin fond du Sud-Ouest. Car on dépend d’un centre géographique : Paris. L’État-nation s’organise autour d’une capitale, cœur du pouvoir, de l’élite, de l’administration et de la conciliation sociale « nationalisée » autour d’une langue, une seule, régie par l’Académie et par l’industrie littéraire. Autour d’un peuple « imaginaire ». Autour d’une histoire officielle.

C’est pourquoi, à l’école publique, pareils aux enfants congolais, malgaches et vietnamiens, on avalait pas mal de couleuvres. Car enfin, comme le nom originel de nos villes en témoigne, nos ancêtres étaient plus aquitains (c’est-à-dire basques) que gaulois. Devant la télévision, le jeudi après-midi, on se réjouissait devant les exploits de Thierry-La-Fronde sur les bords de Loire sans savoir que le brave soldat qu’il découpait tel un rosbif parlait sans doute le même gascon que nos parents. Comme ces fameux archers de nos villages qui, aux côtés des Anglais, avaient décimé la fine fleur de la chevalerie française lors des défaites royales de Crécy ou Azincourt. Et qu’on nous demandait alors de déplorer.

Sur le passé proche, on savait par nos anciens toute l’hypocrisie qu’il y avait à présenter la résistance à l’occupant nazi comme « nationale et populaire ». Le bon peuple était plutôt vichyste. Et les maquis, ultra-minoritaires, le plus souvent constitués d’étrangers : par chez nous, les bataillons de guérilleros espagnols et les vétérans des Brigades Internationales en composaient l’épine dorsale. Mais déjà une autre histoire se vivait au présent. Et elle ne nous engageait pas à l’enthousiasme et à l’amour national.

Par la suite, on a vécu la fin chaotique et sanglante de l’Empire colonial, les coups d’État militaires, celui réussi de De Gaulle et celui, raté, des généraux algérois. C’était l’époque du couvre-feu pour la population au teint basané. De la torture. Des escadrons de la mort et des « corvées de bois ». L’époque des grands massacres des peuples qui refusaient de rester sous tutelle française. Et quand il se commettait plus d’un million d’assassinats, seule une poignée de « compatriotes », comme Henry Alleg, élevaient la voix pour dénoncer les crimes. Est-ce pour mieux taire tout cela que les maîtres à penser se délectent du radotage idéologique sur la « Patrie des droits de l’homme » qu’on nous sert à tout bout de champ pour satisfaire l’amour-propre chauvin ?

Adolescents du peuple gascon, on s’interrogeait sur notre identité française, sur le tricolore et La Marseillaise. Mais autour de nous les autres acceptaient tout ça sans trop se poser de question. Comme si c’était innocent. Comme si c’était naturel. D’un coup, Mai 68 nous a permis de remettre le problème sur ses pieds. Contre l’ordre et les guerres impérialistes, l’insurrection étudiante et ouvrière nous a forgé un esprit radicalement anti-autoritaire. (Cet esprit qui hante encore comme un spectre les soirs d’élection présidentielle). Jeunes révoltés, on refusait de chausser les godillots de notre nationalité. Comme désormais on se mettait à contester tout le reste.

Romain Rolland a affirmé que plus on étudie l’histoire et moins on possède la fibre nationaliste. Cependant, des camarades se prétendaient encore et malgré tout français, en souvenir des barricades de juin 1848 et de la Commune de Paris. Avaient-ils oublié que ces deux événements représentaient à juste titre la raison pour laquelle on ne pouvait plus se considérer comme tels ? Les massacres ouvriers avaient révélé la nature de la prétendue fraternité républicaine et populaire. « La fraternité, cette fraternité des classes opposées dont l’une exploite l’autre, cette fraternité proclamée en février, inscrite en majuscule au fronton de Paris, sur chaque prison, chaque caserne – son expression vraie, pure, prosaïque, c’est la guerre civile, la guerre civile sous la forme la plus effroyable, la guerre entre le travail et le capital » (Marx [1]).

Lors du débat à propos de la lettre de Guy Môquet, le rédacteur de L’Humanité claironnait : « Le communisme est indissociable du patriotisme… » Bigre ! Dans la course à l’échalote identitaire, il est donc impératif de montrer patte blanche et de se vendre tel le plus vertueux des nationalistes. « Plus français que moi, tu meurs ! » Ce climat d’amnésie et de gâtisme chauvin m’oblige à citer à nouveau le bon père Marx : « La nationalité du travailleur n’est pas française, anglaise, allemande, elle est le travail, le libre esclavage, le trafic de soi-même. Son gouvernement n’est pas français, anglais, allemand, c’est le capital. L’air qu’il respire chez lui n’est pas français, anglais, allemand, c’est l’air des usines… [2] »

Est-il défendable de se présenter en patriote d’un État impérialiste qui, depuis le XIXe siècle, exploite et massacre tant de peuples ? Le chauvinisme impérialiste a toujours été la marque de la social-démocratie, non celle du véritable communisme. On se souvient que les démocraties européennes ont trahi et condamné le prolétariat européen envoyé à la boucherie de 1914-1918. Et cela ne n’a jamais été démenti au cours des décennies suivantes. Des pouvoirs spéciaux de Guy Mollet à la guerre d’agression contre l’Irak et les bombardements de Belgrade dans les années 1990. Au contraire, se revendiquer communiste dans un pays impérialiste impose avant tout de militer et d’agir pour la défaite de sa bourgeoisie. C’est pourquoi les communistes avaient le devoir d’œuvrer sans ambiguïté à la victoire des maquis FLN, en Indochine comme en Algérie. Et partout à la déroute de la France coloniale. Pour nous, Diên Biên Phu reste une victoire et ne sera jamais une défaite ! Mais je rejette tout autant le nationalisme ethnique que le nationalisme étatique. Dans le centre impérialiste, la bourgeoisie domine et phagocyte les illusions collectives et culturelles qu’elle fabrique. Cette classe ne partage rien, pas même le sentiment d’appartenance à la communauté nationale – ou alors à son seul profit.

Je n’appartenais donc pas à la « communauté nationale » et, « sans patrie ni frontière », j’ai lutté pendant deux décennies dans un pays et dans l’autre. Après de nombreuses péripéties, la police m’a pris et les juges m’ont condamné à l’exil des prisons pendant vingt longues années. Et ils me frappèrent d’infamie (cette peine abolie par les révolutionnaires de 1789 et rétablie par l’Empire sans qu’aucun républicain n’ose depuis la faire disparaître). À vie, ils m’ont laissé la citoyenneté la plus élémentaire : le devoir de travailler. Mais je n’ai plus le droit de vivre où il me plaît et aucune liberté de circulation. Quelle genre d’activité politique serai-je autorisé de mener – même dans le sens le plus décaféiné qu’ils autorisent encore en ces temps réactionnaires. Comme Jean Valjean, je porterai le passeport jaune des bannis que je ferai viser par la gendarmerie… Ils ont pris mon ADN et m’ont fiché dans les divers répertoires de l’ordre nouveau. Les officines obscures de l’anti-terrorisme me surveillent comme le lait sur le feu et ma liberté sera désormais sous conditions.

Je rejoins ainsi les populations de parias et l’immense majorité des prolétaires exploités par le nouveau mode de production de la précarité. Au moins cette appartenance sociale concrète me permet de juger avec acuité de l’oppression actuelle et de ses manipulations.

Bref, avec la confiscation de ma citoyenneté, ma nationalité est plus encore de carton-pâte, un simple appendice administratif, un code barre identificateur plus qu’identitaire. Néanmoins, un fil ténu me relie toujours au sens commun et à cette mascarade. Je parle et j’écris le français. Pourtant, depuis des lustres, cette langue véhicule pour l’essentiel les idées dominantes de l’aristocratie des possédants. Se perpétuant tel un vulgaire code chic dans les salles de rédaction et dans les riches maisons d’édition du sixième arrondissement. Trop souvent la langue d’aujourd’hui se veut normative et pacificatrice. Elle ment et trompe son monde. Elle ne conteste plus rien. Même si, parfois, dans certaines bouches elle proteste – mais sans lendemain. D’ailleurs, son disque est rayé, la logomachie claironne à tue-tête que ces lendemains ne chantent plus.

Je n’en demeure pas moins francophone, tel l’ancien colonisé et son ombre, simple poussière d’empire. Ma révolte et mon bannissement n’ont d’autre alternative que de faire miens les vocables et les règles syntaxiques identiques à ceux des maîtres, des journaux télévisés, des procès-verbaux et des expertises comptables. Car cette langue est aussi celle des OS sur les chaînes, des précaires dans les queues des ANPE, des working poor dans les cités ! Elle se contrefait dans les bagnes et dans leurs ateliers dignes du XIXe siècle. Elle manifeste de la souffrance du travail, celle qu’on n’entend plus parce que ne veulent plus entendre les naïfs se bercent d’illusions en pensant que c’est de l’histoire ancienne. Mais quoi qu’on y fasse la langue est plongée dans la guerre civile. Et elle parle la guerre civile. La langue relie les Français comme le marqueur de leur conflit principal, celui qui oppose les dépossédés et les possédants, qui possèdent aussi des arcanes de la langue.

Voilà pourquoi la langue est objet et arme du conflit. Le dire et l’écrire démontrent notre conscience de son état avéré. En ces jours vert-de-gris, son emploi nous ordonne de prendre parti. Au même titre que l’histoire et la culture, la langue est une bataille. Une résistance, et pas seulement une résistance à l’envahissement de la langue du capital. Son usage n’a jamais été neutre et n’évolue pas suivant les règles des doctes grammairiens. Dans la nuit de la réaction, la langue exige de nous qu’on fourbisse nos armes pour qu’à l’aube les mots célèbrent à nouveau la révolution. Et de s’y refuser nous condamne à rentrer dans le rang. À vivoter plume basse à l’ombre des générations de Gallimard et du père Julliard. À participer, pour quelques picaillons, à rajeunir les vieilles beautés académiques au bénéfice des marchands de canon. À réciter des monologues littéraires comme des recettes de cuisine. À n’être même pas le grain de sable qui enraye la machine. À rester le lierre baisant l’écorce…

Jean-Marc Rouillan

Texte paru dans la revue Commune (décembre 2007, n° 48, p. 42-45)

Notes
  • 1.

    Karl Marx,La Révolution de juin. Les 27 et 29 juin 1848.

  • 2.

    Karl Marx,À propos du système national de l’économie politique de Friedrich List (1845).