Au jour le jour

Vidons le bocal !

Au soir des élections régionales, comme il est de tradition pour l’ensemble des participants, je me suis déclaré satisfait des résultats. Certes, j’avais bien quelques petites raisons d’être dépité : la bigoterie alsacienne avait conservé à la droite sa seule et unique région ; le racisme fascisant avait repris des couleurs ; l’opportunisme cohn-bendiste faisait encore illusion et surtout l’imposture socialiste se voyait encouragée à tromper de nouveau les Français.

Mais cette déconvenue était plus que compensée par le triomphe éclatant de mon propre parti, celui des abstentionnistes : « plus d’une moitié de l’électorat a boudé les urnes », comme on le coassait dans la mare médiatique, sans d’ailleurs se préoccuper d’analyser plus profondément l’embarrassant phénomène. Il est tellement plus excitant de spéculer sur les futurs présidentiables ! Des commentateurs moins chabotisés que nos journalistes et nos politologues auraient pu faire quelques remarques instructives. Essayons de suppléer à leur défaillance.

Il est clair qu’une part croissante de l’électorat, qui sera un jour largement majoritaire, a enfin compris que le système du parlementarisme bourgeois est un stratagème qui consiste, sous apparence de démocratie, à faire avaliser par les petits et moyens salariés des politiques favorables, à tous les niveaux, aux intérêts des gros possédants, des affairistes et des spéculateurs, toutes catégories de profiteurs que les politiciens comme Mme Lagarde appellent « les forces vives de la nation », mais que nous sommes de plus en plus nombreux à appeler des maffias. Au train où vont les choses il n’y aura bientôt plus que les fétichistes de l’urne et du bulletin de vote pour répondre aux convocations électorales. Les gens avertis, désormais indifférents à la question de savoir s’il vaut mieux se faire pendre à un croc de boucher par la vraie droite ou écorcher vifs par la fausse gauche, s’abstiendront d’aller bêler leur soumission à leurs égorgeurs.

« Mais, m’objectera-t-on, n’est-ce pas là faire le jeu des forces réactionnaires ? » De grâce, qu’on m’épargne cette rhétorique éculée ! Où et quand avez-vous vu, depuis plus de vingt ans que dure la contre-révolution néolibérale, de Reagan et Thatcher en Bush et Blair, de Mitterrand et Jospin en Fillon et Sarkozy, que des élections prétendument démocratiques aient abouti, dans les sociétés occidentales, à autre chose qu’à renforcer la spoliation et l’asservissement des peuples en leur extorquant leur consentement dans un isoloir ? Quand par extraordinaire une population a réussi à exprimer massivement son opposition à l’entreprise de démolition sauvage de notre civilisation par la mondialisation capitaliste, comme lors du référendum sur le projet de constitution européenne, tous les pouvoirs en place se sont carrément assis dessus. Croyez-vous sérieusement que nos aïeux se sont farouchement battus pour la démocratie, pour laisser s’instaurer au bout du compte la mascarade à laquelle nous persistons à donner ce nom ?

Étant donné qu’aujourd’hui, à tort ou à raison, nous répugnons à répondre par la violence à la violence des institutions capitalistes, le refus de jouer les comparses ou les benêts dans la sempiternelle farce électorale cesse d’être une coupable abstention pour prendre une signification proprement révolutionnaire : puisque le capitalisme est comme un poisson dans l’eau trouble de la manipulation électorale, alors ôtons-lui l’eau de son bocal. « Mais dans ce cas, insistera-t-on, le Pouvoir de l’Argent pourra continuer à exercer ses méfaits avec simplement le soutien d’une infime minorité de complices ! » Peut-être bien, mais il ne pourra plus, avec le soutien d’une majorité de dupes, prétendre être le pouvoir du peuple et il n’y aura plus lieu de parer du nom de démocratie la dictature avérée du Capital. On en aura fini avec le mensonge du régime actuel qui lui permet, de toute manière, de gouverner au nom du peuple contre le peuple. Cette clarification est la seule voie pour mettre un peu de clarté et d’honnêteté dans un jeu politique complètement perverti par les maffias régnantes de droite et de « gauche ». On verra alors où et qui sont les véritables partisans de la démocratie, et la lutte des classes retrouvera son vrai visage. 

Alain Accardo

Chronique initialement parue dans le journal La Décroissance, du mois de mai 2010. —— Alain Accardo a publié plusieurs livres aux éditions Agone : De notre servitude involontaire (2001), Introduction à une sociologie critique (2006), Journalistes précaires, journalistes au quotidien (2006), Le Petit Bourgeois Gentilhomme (2009).