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Politique et littérature (2)

À propos du rôle des intellectuels selon George Orwell Dans la deuxième partie de cet entretien, Jean-Jacques Rosat revient sur quelques-uns des thèmes principaux de l’œuvre d’Orwell, dont la soumission de la politique à la morale et la place centrale, chez lui, que prend le sens commun.

Ce qui est un peu déroutant avec les positions défendues par Orwell, c’est qu’elles échappent assez largement aux grilles d’analyse habituelles. Par certains côtés, il adopte des positions très radicales, mais par d’autres il semble plutôt défendre une forme de réformisme plus modéré. En particulier, il est assez difficile de le faire rentrer dans le débat qui oppose habituellement les partisans du réformisme à ceux de la révolution. De même, il ne consacre en définitive pas beaucoup d’analyses aux modalités de la socialisation des moyens de production proprement dite, alors qu’il s’agit d’une question très débattue dans l’histoire du mouvement ouvrier. Bref, il reste assez insaisissable. En mettant les choses au mieux, on dira qu’il s’agit d’une preuve d’indépendance intellectuelle, mais n’est-ce pas aussi le signe d’une certaine ambiguïté ?

Je ne sais pas s’il faut parler d’ambiguïté. Ce qui est sûr, c’est qu’il construit ses propres conceptions politiques à l’écart des cadres conceptuels dans lesquels se discutent habituellement les problèmes du socialisme. Il ne faut pas perdre de vue qu’Orwell met du temps avant de se dire socialiste. Il ne revendique l’étiquette qu’à partir de 1936, c’est-à-dire neuf ans après son départ de Birmanie. Et encore, c’est une adhésion qu’on pourrait dire « désenchantée » car elle ne l’empêche pas de penser que le socialisme, au fond, a échoué. Il a été défait par le fascisme, détourné et corrompu par les staliniens, édulcoré par les renoncements social-démocrates. Ce qu’Orwell revendique du socialisme, c’est une exigence fondamentale de solidarité égalitaire, c’est-à-dire une aspiration somme toute assez élémentaire, qui conduit d’emblée à une certaine forme de désenchantement (ce qui ne signifie évidemment pas pour lui une quelconque forme de découragement ou de renoncement).

Les raisons des échecs répétés du socialisme tiennent, selon Orwell, à ce qu’il se présente le plus souvent comme un programme impulsé « d’en haut » et non comme un mouvement démocratique « d’en bas ». De ce point de vue, les partis d’avant-garde sont à mettre dans le même sac que les socialistes technocratiques fabiens qui conseillent alors le parti travailliste et se pensent explicitement comme des leaders intellectuels. On trouve ainsi chez Orwell une critique des avants-gardes révolutionnaires mais aussi du réformisme technocratique et des think tanks avant l’heure. Le point commun entre les deux, qui tient, selon Orwell, à leur origine intellectualiste, consiste à présenter le socialisme comme un ensemble de mesures imposées aux classes dominées. Et c’est cette ambition programmatique autoritaire qui suscite l’hostilité constante d’Orwell, qu’il s’agisse de ses échanges avec les travaillistes anglais ou de son analyse de la révolution russe dans La Ferme des animaux.

Pour Orwell, le problème numéro un auquel se trouve confronté le socialisme, ce sont les structures de domination internes au mouvement socialiste lui-même. Et c’est ce qui explique l’organisation sociale hiérarchisée en trois classes décrite dans 1984. En bas de la hiérarchie, il y a le peuple plus ou moins laissé à lui-même, puis on trouve le Parti, qui fait tourner les rouages de la machine et, au sommet, il y a le Parti Intérieur, qui n’est pas constitué de ploutocrates ou de tyrans égocentriques mais d’intellectuels. Orwell éprouve une méfiance viscérale à l’égard du goût pour l’ordre et la hiérarchie, selon lui latent chez beaucoup d’intellectuels préoccupés de politique.

On pourrait lui répondre, c’est un argument classique, que le mouvement socialiste a toujours été conduit à se hiérarchiser et à imposer une certaine discipline sous la contrainte de pressions extérieures : la famine ou la guerre, qu’il s’agisse de la Russie ou de l’Espagne. En ce sens, les dérives pointées par Orwell résulteraient de contraintes stratégiques.

Je pense qu’Orwell aurait répondu que l’imposition de hiérarchies et d’une discipline de fer ont toujours été plutôt destinées à l’interne, plutôt qu’au combat contre les forces de la réaction… Ce qui le conduit à penser de la sorte, c’est, là encore, son expérience espagnole : ce qui sauve la République en 1936, ce n’est pas une organisation hiérarchisée ou militarisée, c’est le soulèvement du peuple contre le putsch franquiste.

Est-ce qu’on ne peut pas lui reprocher de passer un peu vite sur les questions d’organisation de la production, comme s’il s’agissait à ses yeux de questions secondaires, finalement moins importantes que le respect des aspirations morales égalitaires du socialisme ?

Il me semble que la question ne porte pas, chez lui, sur des aspirations purement morales mais bien sur le projet politique du socialisme en tant que tel. Orwell est convaincu que le socialisme ne peut pas être défini seulement par la collectivisation des moyens de production. Ou, plus exactement, il comprend très vite qu’on peut parfaitement avoir une collectivisation des moyens de production et une oligarchie. Après la crise de 1929, beaucoup pensent que le capitalisme libéral est définitivement dépassé et se tournent alors vers les différentes théories de planification économique et de collectivisation de la production. Les réserves d’Orwell ne portent alors non pas sur la planification ou sur la collectivisation en tant que telles mais sur l’approche fondamentalement théoricienne qu’elles proposent du socialisme. À ses yeux, la question n’est pas, en politique, d’avoir la bonne théorie économique ou historique, mais plutôt l’attitude juste.

C’est en ce sens qu’il y a bien une dimension morale irréductible dans le socialisme – dimension, pour le coup, occultée par le léninisme, mais aussi, plus généralement, par le marxisme. En cherchant d’abord à confirmer la théorie, le socialiste « scientifique » perd de vue les faits et l’expérience directe des phénomènes. Cela le conduit à des erreurs politiques manifestes, persuadé qu’il est de ce que le capitalisme creuse sa tombe en toutes circonstances ; et incapable, par exemple, de comprendre ce que l’émergence des nationalismes ou celle du nazisme ont de radicalement nouveau. En la matière, Orwell le répète à de nombreuses reprises, il est tout simplement erroné et naïf de croire qu’Hitler est seulement un pion de Thyssen et des capitalistes allemands. Ce que l’essor du nazisme va montrer, c’est que c’est bien plutôt l’inverse qui est vrai.

Ce souci de faire primer l’expérience ordinaire sur la théorie pour penser les questions politiques contribue à rendre Orwell inclassable. Certains interprètent sa position comme une forme de rejet radical de l’establishment mais aussi de la pensée socialiste traditionnelle, ce qui le rapprocherait d’une forme d’anarchisme tory, quelque chose comme une sorte de populisme à la fois radical dans son rejet des élites et conservateur dans sa méfiance à l’égard des grandes visions refondatrices, qu’elles soient réformistes ou révolutionnaires.

Oui, ce rejet de la théorie est probablement un handicap en ce qui concerne la réception et la compréhension de son œuvre, en particulier dans un pays comme la France, où on est plus habitué à identifier les auteurs à partir de leurs options théoriques. Mais Orwell est, en tant que penseur politique, un auteur très discuté aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, où il intéresse aussi bien les philosophes que les historiens – ce qui n’est pas le cas en France.

Le seul qui ait écrit sur Orwell en France ces dernières années, c’est Michéa, qui a popularisé cette formule d’« anarchiste tory ». Or, concernant Orwell, la formule est, à mon sens, passablement fausse. Parce qu’elle ne tient absolument pas compte de l’itinéraire politique que nous venons d’évoquer. La formule désigne à l’origine les membres, minoritaires, du parti tory opposés à l’impérialisme britannique ; et Orwell semble bien se l’être appliquée en boutade, dans la première moitié des années 1930. Dans ses écrits, il ne l’emploie qu’une fois, bien plus tard, en 1946, dans un texte consacré à Swifft, l’auteur des Voyages de Gulliver – qui est d’ailleurs une des références explicites d’Orwell dans 1984. Orwell l’utilise alors précisément pour marquer ses distances à l’égard de ceux qui, comme Swifft, sont à la fois très critiques à l’égard des élites et animés d’un profond mépris pour le peuple.

Dix ans auparavant, en 1936, dans Le Quai de Wigan, le texte où il explique pourquoi et comment il est devenu socialiste, Orwell raconte que lui-même a eu initialement une attitude de ce genre, c’est-à-dire qu’il s’est d’abord pensé comme un rebelle trouvant quand même que les ouvriers sont plutôt paresseux et sentent mauvais… Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il est assez largement revenu sur ces positions par la suite et que cette étiquette ne rend absolument pas justice à son œuvre.

Au sens propre, Orwell n’est d’ailleurs pas véritablement anarchiste ; et il ne l’a jamais été. Il n’est pas partisan de la suppression de l’État et considère qu’une société humaine ne peut pas se passer d’un appareil répressif minimum. Et on peut encore moins le considérer comme un tory, dans la mesure où, ce qu’il défend dans les traditions britanniques, c’est avant tout l’attachement populaire aux libertés individuelles, ce qui n’a pas grand-chose à voir avec le conservatisme politique. Ainsi, il suffit de lire les textes et de les remettre un tout petit peu en perspective pour voir que cette notion d’« anarchiste tory » est erronée, qu’elle ne correspond ni au propos ni aux engagements d’Orwell.

Ce qui fait, selon toi, l’originalité d’Orwell, ce n’est donc pas cette étiquette paradoxale d’anarchiste tory, finalement erronée, mais plutôt la critique qu’il adresse à une certaine forme d’intellectualisme dans laquelle il voit la racine même des pensées et doctrines totalitaires. Sans parler d’anti-intellectualisme (Orwell ne rejette jamais les intellectuels en tant que tels), on peut dire qu’il cultive une méfiance instinctive à l’égard du goût du pouvoir très répandu chez les intellectuels, et qui se traduit dans certaines manières de poser les problèmes politiques, et d’instituer certains mécanismes intellectuels de contrôle.

Il me semble, en effet, que c’est là un des aspects les plus intéressants de la pensée d’Orwell, et qu’il est indispensable à la compréhension des critiques qu’il adresse au totalitarisme. Dans le recueil que nous publions, on trouve des textes de juin-juillet 1949, dans lesquels Orwell revient sur le sens de 1984. À l’époque, et notamment aux États-Unis, on lit ce texte comme un pamphlet anti-stalinien et un roman désenchanté sur les dérives inéluctables de la révolution. Or, il est tout à fait intéressant de voir qu’Orwell conteste très explicitement cette lecture, qui est encore largement répandue aujourd’hui. Le propos du livre, précise-t-il, consiste avant tout à mettre en lumière ce fait inattendu que les idées totalitaires naissent très souvent chez des intellectuels. 1984, c’est, au fond, le rêve secret des intellectuels de gauche britanniques !…

À mon sens, ce point est tout à fait capital. Quand on pense à 1984, on pense d’abord à Big Brother, au télécran, aux procédures de contrôle – et c’est, bien entendu, parfaitement légitime. Mais le cœur du livre, ce sont avant tout les mécanismes intellectuels à l’œuvre dans ces procédures. Je pense, notamment, à ce qu’Orwell appelle le mécanisme de la « double pensée », qui permet de concevoir, avec le même degré de conviction, deux choses parfaitement contradictoires, ce qui revient à nier explicitement qu’il puisse exister des faits, indépendants de l’idéologie ou de la théorie. Je pense également à toute l’analyse qu’Orwell fait de la « novlangue », ce travail de standardisation du langage qui vise à réduire et à contrôler la pensée. Ces deux mécanismes sont, selon Orwell, beaucoup plus répandus qu’on ne le croit, y compris, bien sûr, dans des pays ou des contextes qui ne sont apparemment pas « totalitaires ».

Quiconque a fréquenté, même brièvement, une organisation politique quelconque sait à quel point la « double pensée » y est répandue. C’est même parfois presque la règle : le bon militant est celui qui est capable de nier avec conviction ce qu’il sait être vrai. Et ce qui est vrai du militant l’est aussi d’un président de la République : par exemple cette affaire, pas du tout anecdotique d’un point de vue orwellien, sur la date exacte de la présence de Sarkozy à Berlin au moment de la chute du mur. Il est possible que lui-même, ou certains membres de son entourage, soient bien convaincus qu’il était sur les lieux le jour même, tout en sachant, en réalité, que c’est complètement impossible ! Bref, le totalitarisme, selon Orwell, ce n’est pas seulement la police et le contrôle, c’est d’abord l’ambition de former les consciences et de façonner les corps. Et ce fantasme est bien, selon lui, un fantasme d’intellectuel.

En même temps, on trouve dans le recueil des Écrits politiques un texte intitulé « La révolte des intellectuels », dans lequel il discute, avec beaucoup de sérieux et de respect, toute une série d’auteurs qui vont du libéralisme à l’anarchisme, et explorent les possibilités de troisième voie entre le capitalisme du laissez-faire et le stalinisme.

Oui, et c’est pour ça qu’on ne peut pas taxer Orwell d’anti-intellectualisme. Tous les auteurs qu’il discute dans ce texte sont des intellectuels. Ceux que dénonce Orwell, ce sont les intellectuels cyniques ou ceux qu’on appelle les « compagnons de route », tous ceux qui, par fascination du pouvoir, trahissent leur fonction consistant d’abord à réfléchir à partir des faits qu’on a sous les yeux.

Dans 1984, il y a ainsi un passage dans lequel le héros s’accroche désespérément à des vérités du sens commun pour conserver sa liberté…

Oui, et à mes yeux, ce passage est décisif. Si Winston s’accroche à des vérités apparemment insignifiantes comme « 2+2=4 » ou « L’eau est mouillée », c’est parce que le totalitarisme vise justement à couper les individus de cette expérience ordinaire, de ce qu’on peut vérifier par soi-même, et qui constitue le socle de notre rapport au monde et aux autres. Ce que visent les mécanismes totalitaires, c’est l’introduction d’un écran de mots et d’images entre les individus et cette expérience du sens commun. Et il s’agit bien là d’un projet qui mobilise des intellectuels.

O’Brien, le geôlier de Winston, est bien un tortionnaire, qui exerce sur ces victimes une terreur et une coercition physique évidentes. Mais c’est aussi, et peut-être, d’abord, un philosophe. Et pas n’importe quel genre de philosophe : il défend une philosophie idéaliste et constructiviste. Quand je parle d’idéalisme, ce n’est pas au sens où il aurait de grands idéaux mais au sens où il considère que la réalité se réduit entièrement aux idées que nous formulons à son égard, qu’elle n’existe pas indépendamment de ces idées. L’enjeu consiste alors à façonner les représentations de la réalité et à convaincre que seules ces représentations existent, qu’il n’y a pas de faits indépendants. Ainsi, il soutient que le passé est entièrement construit, constructible et malléable.

Comme tous ceux qui, pour revenir à l’épisode dont on vient de parler, ont soutenu que, même si Sarkozy avait effectivement fait une « erreur » de calendrier, ce n’était au fond pas si grave, et qu’il n’y avait pas lieu d’en faire tout un plat. Ce que nous apprend Orwell, c’est, je crois, les risques gravissimes liés à ce type d’attitude, et les fantasmes démesurés qu’ils révèlent. C’est aussi pourquoi je pense qu’on a tort de rabattre le propos de 1984 sur celui tenu, par exemple, par Huxley dans Le Meilleur des mondes, où il s’agit essentiellement d’une dénonciation des risques que nous font courir le progrès des technologies. Il me semble que ce que dit Orwell, c’est que les progrès technologiques ne suffisent pas pour établir un régime policier. Un tel régime suppose aussi certains mécanismes qui sont très souvent pensés et voulus par des intellectuels.

L’autre aspect de sa critique à l’égard des intellectuels, c’est sa dimension morale. Orwell leur reproche un penchant au cynisme, auquel il oppose l’aversion de l’homme ordinaire pour les injustices, ce qu’il appelle la « décence commune ».

Oui, et c’est là, de nouveau, une conséquence de son réalisme. Au pseudo-réalisme machiavélien assumé par la plupart des intellectuels, Orwell oppose, dans de nombreux textes, le réalisme des personnages de Dickens, qui ont le plus souvent une analyse politique très pauvre mais refusent instinctivement les situations d’injustices.

Là encore, il me semble que l’expérience espagnole est très importante. Lorsqu’il raconte l’épisode des journées de mai 1937 à Barcelone (le coup de main policier, orchestré par les communistes contre les anarchistes et les affrontements violents qui ont suivi), Orwell se range instinctivement du côté des ouvriers de la CNT et du POUM sur lesquels tire la police. Pourtant, il explique ailleurs qu’il était, jusqu’à cette date, plutôt favorable à la ligne des communistes, qui consistait à dire qu’il fallait d’abord gagner la guerre avant de poursuivre la révolution. Mais lors de la liquidation du POUM et des agressions contre les anarchistes, la situation oppose avant tout des ouvriers à des flics. Et dans une situation comme celle-là, ce qui compte, c’est de s’en remettre d’abord à son propre « flair » moral plutôt qu’à des théories de RealPolitik. Pourquoi ? Parce que, comme on l’a dit précédemment, l’analyse politique est, selon Orwell, inséparable de l’analyse morale. Quitte à se faire taxer de moralisme désuet ou d’humaniste petit-bourgeois…

À ce propos, je suis retombé récemment sur le texte d’un débat qui a opposé, en 1972, Noam Chomsky et Michel Foucault[1]. À un moment, Foucault critique de manière un peu condescendante ceux qui pensent que la révolution pourrait se faire au nom de la justice, et il affirme que celle-ci ne pourra se faire qu’au nom du prolétariat. À quoi Chomsky répond que non : c’est bien la recherche de la justice qui doit est le critère, y compris par rapport à ce que font les organisations qui se réclament de la classe ouvrière. Sans entrer plus avant dans ce débat, il me semble qu’Orwell se situe très clairement du côté de Chomsky dans cette affaire. Et que c’est peut-être une des raisons pour lesquelles ils sont, l’un comme l’autre, aussi peu considérés en France…

Ta référence à des débats plus proches de nous pose la question d’une éventuelle postérité d’Orwell…

En fait, je ne suis pas si sûr que cette question de la postérité ait vraiment un sens. Dans la mesure où Orwell n’a jamais voulu laisser de doctrine, il n’est pas vraiment possible de dire qui seraient aujourd’hui ses héritiers. Il n’y a pas de théorie orwellienne. Même l’étiquette de penseur du totalitarisme colle mal. Par exemple, il n’est pas certain que le rôle des fantasmes de pouvoir des intellectuels soit aussi important dans le fascisme ou le nazisme que dans le stalinisme (même si Hitler a aussi trouvé des admirateurs chez des intellectuels comme Heidegger ou Karl Schmitt, de même que Mussolini chez les Futuristes italiens). Mais il me semble que le propos d’Orwell n’est pas de trouver un critère permettant d’identifier ou de classifier différents régimes politiques. Il n’a pas, à proprement parler, de théorie du totalitarisme ; pas plus qu’il n’a, comme on l’a vu, de véritable théorie du socialisme. Ce qui l’intéresse, c’est de travailler, de l’intérieur du mouvement, sur les faiblesses du socialisme et sur les fantasmes de pouvoir qui animent la plupart de ses théoriciens. Son travail est d’abord celui d’un militant, d’un écrivain plutôt que celui d’un théoricien. Et c’est sans doute ce type de travail qui reste d’actualité, plutôt que telle ou telle position orwellienne.

C’est un travail animé par le souci d’éviter au maximum les généralisations, pour leur préférer la recherche de tendances ou de mécanismes qui ne sont pas nécessairement très spectaculaires, un travail marqué par une très grande attention aux différents usages de la langue et aux tentatives de contrôle dont elle fait l’objet en permanence. Et c’est enfin, et peut-être surtout, un attachement inconditionnel aux faits et au réel. Parce qu’en traitant les faits de manière désinvolte on supprime toute forme d’expérience personnelle sur laquelle s’appuyer ; et on laisse alors libre cours aux purs rapports de forces et de langage, ce qui est l’assurance de voir les plus puissants et les plus habiles triompher au détriment de tous les autres.

Propos recueillis par Jean-Mathias Fleury pour L’Émancipation syndicale et pédagogique (n° 8, avril 2010).

Notes
  • 1.

    Noam Chomsky et Michel Foucault,Sur la nature humaine [1971], Aden, 2005.