Au jour le jour

Sois gai, ris donc !

Un de mes amis m’a déclaré : « je suis foncièrement d’accord avec ce que vous dites, mais vos propos n’auraient-ils pas davantage de force si, au lieu de laisser transparaître votre humeur, ou percer votre indignation, ils s’exprimaient dans le ton neutre et impassible qui sied à tout discours soucieux d’objectivité? »

Eh bien, cher et savant ami, au risque d’aggraver mon cas à vos yeux, je vous répondrai que ce qui me paraît manquer le plus aujourd’hui, en matière de discours sur le monde social, c’est justement l’indignation. Car enfin, je conçois et j’approuve qu’on se préoccupe de faire avancer la connaissance du réel de la manière la plus rigoureuse possible – si tant est que le souci de rigueur du chercheur soit incompatible avec les sentiments qu’il éprouve (ce qui reste à démontrer) – mais j’aimerais que l’accumulation des connaissances serve quand même aussi à autre chose qu’à faire des carrières de mandarins, et que, s’agissant de la réalité sociale, on s’avise enfin de tirer les conséquences de tout ce que l’on sait déjà pertinemment, de science sûre, au lieu de toujours tout reprendre ab initio.

Je m’estime, pour ma part, suffisamment édifié sur les mécanismes du système capitaliste, sur les gens qui souffrent de ses méfaits et sur ceux qui en profitent, pour considérer qu’il n’y a pas désormais de tâche plus nécessaire ni plus pressante que de mettre fin à cette barbarie. Chacun peut voir que ce système est gangrené. Il faut opérer d’urgence. A quoi riment ces incessantes consultations au chevet du malade, toute cette rumination intellectuelle, ce remâchage interminable d’évidences, cette auscultation sous tous les angles et ces palpations à l’infini, cette procrastination déguisée en réflexion sourcilleuse, ces « si » et ces « mais » sempiternels, sinon à rationaliser l’impuissance, masquer l’absence de volonté et laisser en pratique s’imposer la conclusion qu’il n’y a rien à faire, rien d’autre que de s’accommoder de ce système certes imparfait, mais tellement complexe et de toute façon irremplaçable, et donc d’y faire son trou, même minuscule !

Cette escroquerie dure depuis des générations. Et l’une des choses qui m’indignent le plus, c’est de voir qu’une grande partie de ceux qui devraient la dénoncer, des gens « de gôche », préfèrent y prêter la main. Je sais bien que pour la plupart ce sont des manipulateurs manipulés, mais je sais aussi que les individus excellent à faire de nécessité vertu, et surtout qu’ils ont le chic pour transfigurer leurs petits intérêts égoïstes en raisons honorables, en vertu desquelles ils exhortent tous les indignés comme moi à faire preuve d’un peu de patience, de réalisme, de sens politique, d’intelligence enfin.

Et pendant que je m’exercerai à la patience, en attendant de devenir plus intelligent, ma boîte à lettres continuera à se remplir chaque jour d’appels à l’aide angoissés de dizaines d’organisations humanitaires m’informant qu’à chaque minute, quelque part dans le monde, à deux pas de chez moi comme aux antipodes, un homme, une femme, un enfant sont offerts en sacrifice au Moloch capitaliste, des êtres humains innombrables sont privés de travail, de toit, de pain, de soins, d’éducation, de liberté, d’identité, sont anéantis, physiquement et/ou moralement, pour permettre à des minorités de possédants et à leurs gouvernements maffieux de s’en mettre plein la panse et plein les poches ; que des millions d’innocents sont spoliés, brimés, broyés, privés des droits les plus élémentaires, exploités jusqu’à ce que mort s’ensuive, pour que des nantis continuent à jouir de leurs privilèges, pas seulement des voyous cyniques et criminels mais aussi hélas, une foule de petits-bourgeois comme vous et moi, ni pires ni meilleurs que beaucoup d’autres, mais qui, pour préserver leur médiocrité dorée, font semblant de ne pas savoir ce qu’ils savent, afin de ne pas avoir à en tirer de conséquences dérangeantes, car eux ont les moyens d’attendre. Et vous voudriez que je fasse taire mon indignation ! En quoi vous dérange-t-elle exactement…?

Mais un doute me saisit tout à coup : et si les escrocs, c’étaient tous ces organismes humanitaires qui me harcèlent de leurs appels au secours alarmistes, toutes ces associations, ces fondations, ces institutions, dont les courriers incessants m’accablent, si c’étaient eux qui me racontaient des histoires à me donner des envies de révolution, pour me soutirer de l’argent ? Que font donc les pouvoirs publics pour mettre le holà à ces menées subversives, réprimer ce colportage de fausses nouvelles, interdire ces entreprises de démoralisation de la nation ou alors les condamner à financer quelques émissions supplémentaires de télé-hilarité avec nos bouffons préférés chaque soir en prime time ?

Alain Accardo

Chronique initialement parue dans le journal La Décroissance, du mois de mars 2010. —— Alain Accardo a publié plusieurs livres aux éditions Agone : De notre servitude involontaire (2001), Introduction à une sociologie critique (2006), Journalistes précaires, journalistes au quotidien (2006), Le Petit Bourgeois Gentilhomme (2009).