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« L’Amérique en son miroir brisé »

Sur la littérature contestataire américaine La littérature américaine contemporaine témoigne du délabrement du système néolibéral, en montrant l’affliction de ses vainqueurs – comme l’a récemment fait Jonathan Franzen dans Les Corrections – et le dénuement de ses vaincus, à l’instar de Russell Banks dans Trailerpark.

Pourtant, si cette littérature reflète les défauts et injustices de la société américaine, elle ne s’aventure guère à la remettre en cause dans son ensemble. Un « miroir que l’on promène le long d’un chemin », pour reprendre et étendre la métaphore stendhalienne ? Oui, mais un miroir brisé : « Le reflet d’une Amérique fragmentée », telle que la voit l’historien Howard Zinn. Un témoin d’exception.

Vous avez écrit la postface d’American Protest Literature, somme dirigée par Zoe Trodd sur l’histoire de la littérature contestataire américaine. Quelles formes adopte aujourd’hui cette littérature ?

— Absolument toutes : essai, fiction, prose, poésie, théâtre, chanson. Quelle que soit la forme, elle doit renseigner les lecteurs sur un sujet qu’ils ne connaissent que vaguement, une information qui pourra les conduire à s’indigner, à agir. Elle recrée une réalité que le lecteur a identifiée mais pas encore absorbée. Elle est souvent ironique, satirique, dans la tradition américaine des romans de Kurt Vonnegut ou de Joseph Heller. Elle reflète la part insatisfaite par l’Amérique actuelle, ses inégalités, ses atteintes aux citoyens et son jingoïsme[1].

Curieusement, les écrivains témoignent des injustices aux États-Unis mais rechignent à remettre en cause le système qui les a causées… Pourquoi ?

— Parce que la plupart des auteurs américains sont des libéraux, non des radicaux ! Norman Mailer l’avait d’ailleurs bien compris. Lorsque le magazine Playboy l’avait appelé « libéral », il leur avait écrit : « S’il vous plaît, traitez-moi d’anarchiste, de bolchevik, d’intouchable même, de conservateur de gauche si vous voulez. Mais ne m’appelez plus jamais libéral ! » Aujourd’hui, les romanciers socialistes comme Upton Sinclair se font extrêmement rares… En revanche, on trouve de nombreux artistes dotés d’une très forte conscience sociale. Des écrivains, tels Alice Walker, Marge Piercy, Martin Espada et Daniel Berrigan. Mais aussi des acteurs, comme Danny Glover, Viggo Mortensen ou Sean Penn…

La littérature américaine semble tout compte fait fragmentée. Jay McInerney écrit sur Manhattan, les écrivains noirs s’intéressent pour la plupart à leur communauté, Martin Espada, que vous citiez, se penche sur le sort fait aux Hispaniques…

— C’est vrai, les États-Unis demeurent un pays fragmenté, et la littérature le reflète… Cependant, il existe des points, dans l’histoire, où les fragments qui les composaient, et leurs littératures avec eux, se sont unis dans une lutte commune. Je pense au mouvement contre l’esclavage, au mouvement socialiste du début du XXe siècle, à la guerre du Vietnam. Mais il ne s’agit jamais que de coalitions temporaires. Une fois la cause gagnée, les gens retournent à leurs préoccupations communautaires.

Le succès de votre Histoire populaire ne montre-t-il pas cependant que de nombreux lecteurs sont prêts à accueillir des idées politiques concernant les États-Unis dans leur ensemble ? Tout comme le succès des fictions de Toni Morrison, qui dépasse largement le cadre communautaire ?

Une histoire populaire s’est vendu à deux millions d’exemplaires. Ni mon éditeur ni moi ne nous attendions à de tels chiffres. Cela nous a rendus très optimistes. Cela prouve effectivement que de très nombreux Américains recherchent un point de vue différent sur leur histoire, et nourrissent donc déjà une vision critique du militarisme et du caractère inégalitaire des États-Unis. Quant au succès de Toni Morrison ou d’Alice Walker, il s’explique d’abord par leur talent à s’emparer de l’histoire par la fiction ou la poésie, à lui insuffler de la vie, de la passion et une dimension qui transcende les enjeux temporels. Elles confèrent ainsi à leurs points de vue une force beaucoup plus grande que ne pourrait le faire un simple essai.

Justement. Vous-même avez écrit deux pièces politiques, En suivant Emma et Karl Marx, le retour. Comment réagit le public américain lorsqu’on l’entraîne ainsi dans le champ d’idées longtemps perçues comme anti-américaines ?

— Bien. En suivant Emma se joue toujours, à Boston et ailleurs, et Karl Marx, le retour a connu des centaines de représentations dans tout le pays, devant de vastes publics estudiantins. Curieusement, ces spectateurs, qui ne sont pas des radicaux, acceptent et embrassent même ces idées radicales le temps de la pièce. D’ailleurs, le théâtre contestataire n’a pas disparu avec les années 1970. Beaucoup de dramaturges, aujourd’hui, choisissent une perspective politique. Guantanamo, l’administration Bush, le système judiciaire américain sont quelques-unes de leurs cibles. Mais leurs pièces sont condamnées à être représentées dans les petites salles. Jamais vous ne les verrez à Broadway ni dans le réseau des grands théâtres.

La littérature américaine s’intéresse beaucoup à la population étudiante, au point que le « campus novel [roman de campus] » est devenu un genre littéraire, dont Moi, Charlotte Simmons, de Tom Wolfe, ou le récent Guerre à Harvard, de Nick McDonell, représentent l’acmé. Ces romans montrent une jeunesse indifférente à tout, sauf à elle-même. Vous qui l’avez côtoyée, partagez-vous cette vision ?

— Non, parce qu’il n’existe pas de vérité sur la population étudiante. Vous trouverez toujours des gens qui seront d’abord centrés sur eux-mêmes, et d’autres qui chercheront à s’impliquer. Ce qui change, c’est la proportion des uns et des autres. Celle-ci évolue en fonction des événements. La plupart des étudiants, il me semble, sont des activistes potentiels et, quand la situation le demande, ils saisissent l’occasion, comme pendant le mouvement des droits civiques dans le Sud… On ne peut figer les étudiants dans une description, tant leur réalité d’un jour apparaît volatile.

Vous avez comparé les effets de l’art sur le gouvernement Bush au travail de l’érosion sur la roche. Avec trois mois de recul, l’élection de Barack Obama peut-elle être interprétée comme une victoire de la communauté artistique ?

— L’érosion est une bonne métaphore. Et, oui, l’élection de Barack Obama est aussi la conséquence de ce travail de contestation mené par les écrivains durant l’ère Bush. Il s’agit d’un pas en avant, mais peut-être d’un trop petit pas, eu égard à la crise à laquelle nous sommes confrontés. À moins que les soutiens littéraires d’Obama ne l’obligent à quitter sa position centriste et à se montrer plus audacieux en matière de politique intérieure ou étrangère… Cependant, il reste à voir si la déception que ressentent déjà ses électeurs, écrivains compris, se transformera en cynisme, ou débouchera sur des protestations.

Propos recueillis par Alexis Brocas pour Le Magazine littéraire en janvier 2009

—— Howard Zinn a publié plusieurs livres aux éditions Agone : Une histoire populaire des États-Unis. De 1492 à nos jours (2002) ; Karl Marx, le retour. Pièce historique en un acte (2002) ; Le XXe Siècle américain. Une histoire populaire de 1890 à nos jours (2003) ; L'Impossible Neutralité. Autobiographie d'un historien et militant (2006) ; En suivant Emma. Pièce historique sur Emma Goldman, anarchiste et féministe américaine (2006) ; Désobéissance civile et démocratie. Essais sur la justice et la guerre (2004, 2010).

Notes
  • 1.

    Synonyme de chauvinisme patriotique, ce terme apparaît en 1878, au moment d’une grave crise en Orient, et désigne alors les bellicistes.