Au jour le jour

Après cette guerre

Tôt ou tard, la guerre contre l’Irak, l’assaut contre son peuple et l’occupation de ses villes se termineront.

Ce processus a déjà commencé : les premiers signes de « mutinerie » apparaissent au sein du Congrès ; les premiers éditoriaux appelant à un retrait de l’Irak paraissent dans la presse ; depuis quelque temps, le mouvement anti-guerre se renforce, lentement mais sûrement, dans tout le pays.

Des sondages effectués récemment montrent que le pays est résolument contre la guerre et contre l’administration Bush. Les dures réalités commencent à se faire jour. Les troupes devront rentrer.

Pendant que nous œuvrons avec une détermination accrue pour que cela arrive, ne devrions-nous pas – dès avant la fin de cette guerre honteuse – commencer à réfléchir aux moyens d’en finir avec notre addiction à la violence de masse et à l’utilisation des énormes richesses de notre pays pour satisfaire les besoins humains ? Autrement dit, ne devrions-nous pas commencer à envisager de mettre un terme non seulement à cette guerre mais à la guerre tout court ? Peut-être le moment est-il venu pour mettre un terme à la guerre et pour conduire l’humanité sur la voie de la santé et de la guérison.

J’ai entendu des gens appartenant à tout l’éventail politique invoquer l’argument suivant contre cette possibilité : nous ne pourrons jamais éliminer la guerre parce qu’elle fait partie de la nature humaine. Or, l’histoire nous fournit la réfutation la plus concluante à cet argument : elle ne nous montre nulle part des peuples qui se précipitent spontanément pour faire la guerre à d’autres peuples. Ce que nous voyons, ce sont des gouvernements qui font des efforts acharnés pour enrégimenter les populations. Ils doivent séduire des soldats avec des promesses d’argent, d’éducation ; ils doivent persuader des jeunes dont les perspectives sont extrêmement limitées qu’il y a là une chance d’obtenir du respect et un statut social. Et lorsque ces manœuvres de séduction ne donnent pas les résultats escomptés, les gouvernements doivent utiliser la coercition : recruter de force les jeunes, les obliger à faire leur service militaire et les menacer de prison s’ils ne s’y soumettent pas.

En outre, le gouvernement doit persuader les jeunes et leurs familles que si le soldat peut mourir, ou perdre ses bras ou ses jambes, ou devenir aveugle, tout cela est pour une noble cause, pour Dieu, pour la patrie.

Quand on examine les innombrables guerres de ce siècle, on n’y trouve pas des opinions publiques qui réclament la guerre, mais plutôt une résistance publique à la guerre. Et cette résistance ne cède que devant le barrage d’exhortations qui font appel non pas à un instinct meurtrier mais plutôt à un désir de faire le bien, de répandre la démocratie ou la liberté, ou de renverser un tyran.

Thomas Woodrow Wilson avait constaté que l’ensemble des citoyens étaient tellement réticents à entrer dans la boucherie de la Première Guerre mondiale que, lors de sa campagne présidentielle de 1916, il promit de rester en dehors : « Il peut arriver qu’une nation soit trop fière pour combattre. » Mais après son élection il demanda au Congrès – qui obtempéra – une déclaration de guerre. Le déferlement de slogans patriotiques s’enclencha, des lois furent votées pour permettre l’emprisonnement des dissidents, et les États-Unis s’engagèrent dans la guerre qui se déroulait en Europe.

Durant la Deuxième Guerre mondiale, il y avait effectivement un impératif moral fort – et qui résonne encore chez la plupart des Américains, ce qui fait que celle-ci est encore vue comme ayant été une « bonne » guerre. Il est vrai qu’il fallait vaincre la monstruosité du fascisme. C’est cette conviction qui m’a conduit à m’engager dans les forces aériennes et à mener des missions de bombardement au-dessus de l’Europe.

Ce n’est qu’une fois la guerre finie que j’ai commencé à remettre en question la pureté de cette croisade morale. En lâchant des bombes depuis une distance de huit mille mètres, je n’avais pas vu d’êtres humains, ni entendu de cris, ni vu des enfants déchiquetés. Mais il faut aussi tenir compte de Hiroshima et Nagasaki, des bombes incendiaires lancées sur Tokyo et sur Dresde, de la morts de 600.000 civils au Japon et autant en Allemagne.

Et c’est ainsi que, dans le domaine de ma propre psychologie et celle des autres combattants, j’en suis arrivé à la conclusion suivante : une fois que nous avions décidé que notre camp était du côté du Bien et le camp adverse du côté du Mal, une fois ce calcul à la fois simple et simpliste accompli, nous n’avions plus besoin de réfléchir. Nous pouvions commettre des crimes innommables sans nous poser de questions.

J’ai alors commencé à réfléchir aux motivations des puissances occidentales et de la Russie soviétique. Et je me suis demandé s’ils étaient davantage motivés par la destruction du fascisme ou par le souci de conserver leurs propres empires, leur propre pouvoir ; et si c’était pour cela qu’ils avaient des priorités plus importantes que de bombarder les voies de chemin de fer qui conduisaient à Auschwitz. Seuls 60 000 Juifs ont été sauvés par la guerre, soit 1 % des six millions qui furent tués dans les camps de la mort – parce qu’on l’a permis ? Un mitrailleur dans une autre unité, un lecteur d’histoire avec lequel je m’étais lié d’amitié, m’a dit un jour : « Tu sais, ceci est une guerre impérialiste. Les fascistes sont mauvais, mais notre camp n’est guère mieux. » À l’époque, je ne pouvais accepter cette déclaration. Mais elle m’est restée en mémoire.

Je suis arrivé à la conclusion que la guerre crée, de manière insidieuse, une moralité commune aux différents camps. Elle empoisonne tous ceux qui s’y engagent, quelles que soient par ailleurs leurs différences : elle les transforme, comme nous le voyons actuellement, en tueurs et en tortionnaires. On a l’impression que la guerre est destinée à renverser des tyrans, et parfois cela arrive effectivement, mais les gens abattus sont les victimes des tyrans. On croit que la guerre peut éradiquer le mal, mais cela ne dure pas, car la nature même de la guerre fait qu’elle engendre encore davantage de maux. Et j’ai conclu que la guerre, comme la violence en général, est une drogue. Elle donne un moment d’exaltation, le frisson de la victoire, mais cela ne tarde pas à se dissiper, pour laisser place au désespoir.

Quoi qu’on puisse dire au sujet de la Deuxième Guerre mondiale, en en comprenant toute la complexité, les situations qui sont venues par la suite – la Corée, le Vietnam – étaient tellement éloignées du type de menace qu’avaient fait peser sur le monde l’Allemagne nazie et le Japon que ces guerres ne pouvaient être justifiées qu’en faisant encore allusion au mythe de la « bonne » guerre. L’hystérie au sujet du communisme a conduit, chez nous, au maccarthysme et, à l’extérieur, aux interventions militaires (officielles ou secrètes) en Asie et en Amérique latine – prétendument justifiées par une « menace soviétique », menace qu’on a exagérée suffisamment pour mobiliser les gens en faveur de la guerre.

Mais le Vietnam s’est révélé être une expérience dégrisante, qui, sur une période de plusieurs années, a permis au public américain de commencer à voir au-delà des mensonges qui lui avaient été débités pour justifier ce bain de sang. Les États-Unis ont été obligés de se retirer du Vietnam, et le monde ne s’est pas effondré pour autant. La moitié d’un minuscule pays du Sud-Est asiatique a ainsi rejoint son autre moitié communiste alors que 58 000 vies américaines et des millions de vies vietnamiennes avaient été gaspillées pour éviter ce résultat. Une majorité d’Américains en étaient venus à s’opposer à la guerre, ce qui a suscité le plus vaste mouvement anti-guerre de l’histoire de la nation.

À la fin de la guerre au Vietnam, le public en avait assez de la guerre. Je pense que, une fois dissipés les brouillards de la propagande, le peuple américain a pu revenir à un état plus naturel. Des sondages ont montré que les Américains étaient opposés à l’envoi de troupes dans le monde pour quelque raison que ce fût. Et l’establishment s’en est alarmé. Le gouvernement s’est alors employé à surmonter ce qu’il appelait le « syndrome vietnamien ». Comme si l’opposition aux interventions militaires à l’étranger était une maladie dont il fallait guérir. C’est ainsi qu’ils ont sevré le public américain de cette attitude pathologique, en contrôlant plus strictement l’information, en évitant la conscription et en s’engageant dans des guerres courtes et rapides, contre des adversaires faibles (La Grenade en 1983, Panama en 1989, l’Irak en 2003), en évitant de donner au public le temps de construire un mouvement anti-guerre.

Je pense que la fin de la guerre au Vietnam a permis au peuple des États-Unis de se débarrasser du « syndrome guerrier », une maladie qui n’est pas naturelle au corps humain. Mais l’infection pouvait encore survenir, et les attentats du 11-Septembre ont fourni au gouvernement cette opportunité. Le terrorisme est devenu la justification de la guerre. Le terrorisme reste un phénomène effrayant partout dans le monde. Mais, comme nous le constatons actuellement, la guerre ne peut arrêter le terrorisme. Car la guerre elle-même est terroriste, engendrant colère et haine. La guerre se substitue à une véritable campagne pour miner les racines mêmes du terrorisme. Et les États-Unis ont adopté cette voie parce que le fait d’affronter les questions fondamentales, au lieu de s’en prendre aux symptômes, exigerait des changements politiques radicaux.

La guerre en Irak a exposé l’hypocrisie de la « guerre contre le terrorisme ». Je ne pense pas que notre gouvernement pourra, une fois de plus, faire ce qu’il a fait après le Vietnam, à savoir préparer la population a une nouvelle plongée dans la violence et le déshonneur. Il me semble que, lorsque la guerre en Irak se terminera et lorsque le syndrome guerrier sera guéri, il y aura une chance de faire en sorte que cette guérison soit permanente. J’espère que la mémoire de la mort et de la honte sera tellement intense que la population des États-Unis pourra entendre le message ; et que le reste du monde, dégrisé par des guerres sans fin, peut aussi comprendre.

Nous sommes peut-être sur le point d’atteindre une compréhension mondiale du fait que la guerre, définie en tant que tuerie aveugle d’un grand nombre de personnes, ne peut plus être acceptée, pour quelque raison que ce soit. En effet, la technologie guerrière a atteint un tel stade qu’inévitablement 90 % des victimes sont des civils ; et, parmi elles, beaucoup sont des enfants. Ainsi, n’importe quelle guerre, quels que soient les termes utilisés pour la justifier, est une guerre contre des enfants.

Le gouvernement des États-Unis – et d’autres gouvernements ailleurs – a fait la preuve qu’il n’était pas digne de confiance. Autrement dit, on ne peut leur confier la sécurité d’êtres humains, ni la sécurité de la planète, ni la sauvegarde de l’eau, ni celle des ressources naturelles, ni l’éradication de la pauvreté – cette maladie qui se répand à un rythme alarmant au gré des désastres naturels.

Il est vrai que ce sont les gouvernements qui détiennent le pouvoir, qui monopolisent les richesses, qui contrôlent l’information. Mais ce pouvoir, même s’il peut paraître écrasant, est fragile. Il dépend de l’acceptation, de la soumission des peuples. Lorsque cette subordination fait défaut, les entités les plus puissantes, les gouvernements armés et les firmes richissimes ne peuvent plus poursuivre leurs guerres et leurs affaires. Des grèves, des boycotts, le refus de coopérer peuvent réduire à l’impuissance les institutions les plus arrogantes.

Le gouvernement le plus puissant de la terre, celui des États-Unis, a dû se retirer du Vietnam lorsqu’il n’a plus pu compter sur la loyauté de ses militaires et le soutien de ses citoyens. Il existe un pouvoir plus grand que celui des fusils et de la richesse. Il est arrivé au cours de l’histoire que cette puissance se manifeste pour arrêter des guerres, pour renverser des tyrannies. Peut-être le moment est arrivé d’en terminer avec la guerre et de conduire l’humanité sur la voie de la santé et de la guérison.

Je me dois de citer Einstein, qui a réagi aux tentatives d’« humaniser » la guerre : « La guerre ne peut pas être humanisée, elle ne peut qu’être abolie. » Les fortes vérités doivent être répétées jusqu’à ce qu’elles pénètrent de manière indélébile dans nos pensées, jusqu’à ce qu’elles se transmettent à d’autres, jusqu’à ce qu’elles deviennent comme un mantra répété partout dans le monde, jusqu’à ce que le son de ces mots devienne assourdissant et noie enfin le bruit des fusils, des roquettes, des avions.

Howard Zinn

Paru le 3 janvier 2006 sur Z Space, The Spirit Of Resistance Lives Traduit en français sur le site de la Revue politique virtuelle —— Howard Zinn a publié plusieurs livres aux éditions Agone : Une histoire populaire des États-Unis. De 1492 à nos jours (2002) ; Karl Marx, le retour. Pièce historique en un acte (2002) ; Le XXe Siècle américain. Une histoire populaire de 1890 à nos jours (2003) ; L'Impossible Neutralité. Autobiographie d'un historien et militant (2006) ; En suivant Emma. Pièce historique sur Emma Goldman, anarchiste et féministe américaine (2006) ; Désobéissance civile et démocratie. Essais sur la justice et la guerre (2004, 2010).