Au jour le jour

Le même chantage : repentir contre libération

Le 26 février prochain, nous entrerons dans notre vingtième année de prison. Le temps a passé. Il n’y a plus d’URSS, plus de monnaie nationale, plus de mur de Berlin… Et depuis une décennie la bise réactionnaire souffle sur l’Europe entière.

Les néoconservateurs accaparent les espaces politiques, médiatiques et culturels. La misère s’est aussi durablement installée que les discriminations sociales et raciales. Les oppositions ont été désarmées et muselées dans les limites d’un protestataire chronique. Nous avons suivi ces bouleversements à travers les barreaux de nos cellules de haute sécurité. Et pas un jour ne s’est écoulé sans qu’un donneur de leçons nous rappelle que ce qui constituait notre époque n’existe plus. Qu’une page a été définitivement tournée.

Si les conditions historiques qui dominèrent notre combat ont en effet considérablement évolué, notre détention politique est toujours étranglée par le même chantage : repentir contre libération. Les gouvernements se succèdent et pour l’essentiel pas grand-chose ne se transforme dans cette orientation répressive. Aux politiques de dissociation collective des années 1980 se substitue la pression individuelle. S’il désire revoir le dehors, le prisonnier doit proclamer son état de pénitence. De nos jours, les regrets publics d’avoir participé à des actes « condamnables » – et les « gages d’amendements », comme ils disent – relèvent d’une individualisation qui s’inscrit dans le projet global de criminalisation. Le prisonnier se pose en collaborateur d’une bourgeoisie dont le projet est d’éliminer tout contenu politique à la contestation radicale des années 1970-1980. Ne rien laisser à l’historique – si ce n’est le fait divers. Et ainsi en finir une fois pour toute avec une expérience révolutionnaire qui a mobilisé des milliers de combattants sur tout le continent.

Que les magistrats cessent donc de répéter qu’il s’agit là d’une affaire de droit et de loi. Nous avons terminé nos peines depuis plus d’un an. Mais nous restons en prison à cause de nos opinions politiques. Voilà la vérité. Et qu’ils n’en doutent pas, nous ne serons jamais les agents du désarmement de notre classe ni de la réécriture de son expérience pratique. En conséquence, nous persisterons en prison autant de temps que le reniement de nos engagements révolutionnaires aura sa place dans la balance.

Avant nos arrestations, l’État avait déjà fait de nous l’exemple de l’ennemi à abattre. Une fois embastillés, il a pensé y parvenir par la torture blanche et des années d’isolement total. N’y parvenant pas politiquement, il s’est acharné d’autant plus à notre destruction physique. Et aujourd’hui l’état de santé de Joëlle, de Nathalie et de Georges en est le cruel révélateur.

Pourtant, et quoi qu’il nous en coûte face à la vengeance d’État, nous revendiquons notre activité au cours des dix ans d’existence de notre organisation et au-delà nos parcours depuis Mai 68. Nous assumons nos responsabilités collectives. Parce que notre combat critique a été violent, il exige en conséquence de nous autre chose qu’une attitude de légèreté. Dans l’irresponsabilité ambiante, on peut comprendre que cette absence d’inconséquence choque. Qu’elle paraisse intolérable aux maîtres de l’heure. Le ministre de la Justice ne se dit-il pas scandalisé que, sur un lit d’hôpital, Joëlle refuse toujours de se repentir ? Pérorant en réponse qu’il ne libérera les autres qu’une semaine avant leur mort.

L’histoire ne sera pas totalement réécrite et ainsi désarmée tant que nous et d’autres camarades résisterons. Car il y toujours mille et une raisons – peut-être même plus qu’en 1970, en 1977 ou même en 1985 – de rester un révolutionnaire anti-impérialiste. Il faut être aveugle pour ne pas l’admettre. La nature agressive des États impérialistes européens et américains n’est plus à démontrer. Pas plus que leur intention d’instaurer de nouveaux protectorats aux quatre coins de la planète.

Dans nos villes, fondé sur une surveillance hautement militarisée, l’ordre garantit un régime d’apartheid social et ethnique. Et l’extension de la crise économique, financière, politique et écologique du capital illustre un présent analysé par nos anciens. Le face-à-face entre bourgeoisie impérialiste et prolétariat mondial a atteint son paroxysme. Un abîme incommensurable se creuse entre les intérêts d’une infime minorité de privilégiés et ceux de l’immense armée de prolétaires précaires. Et donc entre l’exigence de la révolution et l’étranglement assassin de la contre-révolution. Jamais l’avertissement de Rosa Luxemburg n’a eu autant d’actualité : « Socialisme ou barbarie. »

Demain les révolutionnaires s’engageront dans une nouvelle offensive. Ils reconquerront leur expérience historique, entière, de la Commune de Paris au Roter Wedding[1]. Et ils se nourriront de l’enseignement de nos deux décennies de lutte anticapitaliste et anti-impérialiste, qu’il critiqueront et dépasseront dans leur combat. Nous n’avons pas à marchander notre expérience passée avec le pouvoir en place. Elle appartient à ces hommes et à ces femmes. Et à eux seuls.

Jean-Marc Rouillan

–– Texte paru en février 2006, traduit en allemand dans Rote Hilfe (Secours rouge), en supplément au quotidien communiste Junge Welt.

Notes
  • 1.

    Dans le Berlin des années 1920, le Wedding était un quartier ouvrier dominé par les « rouges » (le KPD), d’où son nom. [ndlr]