Au jour le jour

Architecture et anarchie : un couple mal assorti (1)

Selon l’architecte Leon Battista Alberti, « il est opportun de relever que la sécurité, l’autorité, la gloire de l’État dépendent en grande partie de l’œuvre de l’architecte ». De son côté, l’architecte Renzo Piano serait « tombé sur une gravure représentant un architecte de l’Inde ancienne : un homme siégeant au milieu de la maison, armé d’une longue perche, avec laquelle il désignait aux ouvriers où poser leur pierre. Être assis et commander les maçons, j’avais trouvé ma vocation ».

Quel rapport sinon a priori antinomique peuvent bien entretenir l’architecture et l’anarchie ? C’est peu dire, en effet, que l’architecture s’est mise dès l’origine au service de l’ordre, comme en témoigne l’édification des temples pour honorer les dieux, des palais pour protéger les puissants ou des monuments pour glorifier les tyrans. Symbole de l’autorité, l’architecture l’est assurément. Mais pas seulement : elle est d’abord l’un de ses instruments, et non des moindres, puisqu’elle constitue un mode indispensable de son exercice. « Plus encore que la représentation ostentatrice du pouvoir, l’architecture est au principe d’un art de commander. Tout pouvoir s’exerce architectoniquement » (Benoît Goetz[1]). L’étymologie grecque du mot l’atteste d’ailleurs assez : le préfixe arkhi exprime la prééminence, désignant ce qui vient en premier dans l’ordre aussi bien chronologique que hiérarchique. Autrement dit, le commencement va de pair avec le commandement (arkhê).

La pratique de l’architecture elle-même s’en ressent, plus que jamais marquée par l’élitisme et l’autoritarisme. Rêver de la « démocratiser », comme le firent les étudiants « contestataires » de la discipline il y a une trentaine d’années, est à cet égard un non-sens. Soucieux avant tout de secouer la tutelle de leurs « grands maîtres », certains avaient été jusqu’à se réclamer du maoïsme – ou du moins ce que l’on en percevait dans les salons ou les salles de séminaires – pour inciter l’architecte à « descendre de son piédestal », à pratiquer le « retour à la base » pour se mettre « à l’écoute des masses ». Sitôt entrés dans la profession, ces révolutionnaires de la planche à dessin s’empressèrent de renouer avec la tradition mandarinale. Si tant est qu’ils aient jamais rompu avec elle. Défroqués du gauchisme de leur jeunesse, les Jean Nouvel, Christian de Portzamparc, Roland Castro et autres « starchitectes » campent, en tout cas, plus que jamais sur les marches des palais.

Peut-il exister, dès lors, à propos de la création architecturale, un point de vue anarchiste qui ne soit pas purement négatif, pour ne pas dire iconoclaste ? L’architecture ne serait-elle vouée, de toute éternité, qu’à servir le Prince, celui-ci se réclamerait-il du peuple, comme ce fut le cas dans les pays du socialisme réellement inexistant ou, encore de nos jours, dans ceux où la « démocratie » est censée régner, si l’on peut dire ? Aussi magnifique qu’elle puisse être, aussi forte soit l’émotion esthétique qu’elle procure, l’empreinte que les humains laissent sur terre au travers de l’art de bâtir ne serait-elle, en fin de compte, que celle de la domination et de la soumission ? Exception infirmant la règle, cet art devrait-il, de par sa nature intrinsèquement autoritaire, échapper à la « révolution totale » ou « intégrale » qui constitue l’horizon du combat pour l’émancipation ? Comment rompre, en d’autres termes, le lien plus que séculaire qui associe le pouvoir des lieux aux lieux du pouvoir ? Et parvenir ainsi à réinscrire le premier dans ce dont la majorité des humains ont été dépossédés par les seconds : leur capacité à auto-instituer, individuellement ou collectivement, leur relation à l’habiter.

Les fausses fenêtres de l’autoconstruction

Il y a plusieurs façons d’envisager cette relation où les habitants pourraient donner libre cours, dans leur rapport avec l’habitat, à leurs facultés inventives et créatives. La première qui vient à l’esprit est évidemment l’autoconstruction. De nombreux écrits y ont déjà été consacrés, mais ce type de réponse et les expériences dont elle s’inspire ou qu’elle inspire ne répondent pas exactement à la problématique énoncée plus haut.

Placée le plus souvent sous le signe de l’urgence et de la pénurie, l’autoconstruction constitue tout d’abord, de nos jours, une solution de survie courante dans les pays où une grande partie de la population, victime de l’oppression des régimes en place, végète dans la misère et la déréliction. Sans doute l’habitat de fortune qui lui sert d’abri, sinon de résidence, est-il le fruit de la « débrouille », c’est-à-dire d’une inventivité dictée par la nécessité. Mais, sauf à verser dans le populisme exotique où se complaisent certains anthropologues épris de « culture de la pauvreté », on ne saurait, sans cynisme ni démagogie, déceler dans les bidonvilles l’esquisse d’un modèle alternatif de création architecturale. Dans le meilleur des cas, on pourra tout au plus, comme s’y emploient les experts ès développement, « durable » ou non, y puiser quelques idées (choix de matériaux non coûteux, utilisation des savoir-faire locaux, conformité de l’agencement des espaces aux modes de vie, etc.) susceptibles d’améliorer l’ordinaire.

Dans les pays du capitalisme avancé, l’autoconstruction a pu être également considérée comme le nec plus ultra d’un « habitat autogéré ». Il ne s’ensuit pas, toutefois, que la créativité en matière architecturale soit toujours au rendez-vous. En dépit des efforts assidus de quelques chercheurs en sciences sociales pour révéler la « richesses de sens » des pavillons construits par leurs propriétaires ou sous leur contrôle étroit, c’est la médiocrité et la banalité esthétiques qui prédominent. Le savoir-faire constructif dont peuvent faire preuve les « bâtisseurs du dimanche » ne saurait, en effet, être confondu avec une quelconque inventivité esthétique. Ainsi les habitations individuelles édifiées par les travailleurs immigrés portugais, espagnols ou grecs pour leurs familles, par exemple, dans la perspective de leur retour au pays, gâchent-elles autant, et souvent plus, le paysage de leur région d’origine que les lotissements et autres « nouveaux villages » qui prolifèrent à la périphérie des villes des pays d’accueil. C’est que la « compétence » pratique et langagière du « pavillonnaire », érigé par certains sociologues en « occupant actif » de son logement, n’en fait pas pour autant un créateur. De même, l’ingéniosité dont il peut faire montre pour « bricoler » l’intérieur de son logement ou aménager le jardin attenant reste la plupart du temps prisonnière de stéréotypes puisés parmi les « modèles-types » de maisons préfabriquées vendues « clefs en main » sur catalogue, bloquant toute sortie hors des sentiers battus. Tout le monde n’est pas le Facteur Cheval !

À l’opposé de cet habitat autoconstruit où la diversité va de pair avec la répétitivité, il existe des prototypes de logements « innovants », à un titre ou à un autre, en maisons individuelles ou en petits immeubles collectifs, conçus et parfois réalisés par leurs propriétaires, avec souvent le concours d’amis architectes, urbanistes, ingénieurs ou designers. Expériences sans nul doute enrichissantes, mais seulement à la portée d’une minorité de gens aisés désireux de prouver que l’on pouvait « vivre autrement » dans un monde globalement inchangé. Il en va de même pour les « baraques retapées » par leurs acquéreurs pour être converties en résidences secondaires dans les zones rurales menacées de désertification. Et que dire des « lofts » aménagés à grands frais par leurs riches occupants dans des ateliers ou des entrepôts désaffectés légués par la désindustrialisation ?

On objectera peut-être que, avant d’être investies par les « bobos », les « friches urbaines » ont initialement servi de terres d’accueil à des « marginaux » plus ou moins désargentés, allergiques au droit de propriété et à la marchandisation généralisée de l’espace urbain. Lieux d’expérimentation sociale en même temps que mode de survie, il arrive que les squats, notamment lorsqu’ils sont transformés en « espaces culturels » par des artistes, soient l’occasion pour des non-professionnels de déployer des talents d’architecte qui seraient demeurés à l’état de virtualités en d’autres situations résidentielles. Le plus souvent, cependant, les aménagements apportés sont des plus sommaires. Effectués, de surcroît, avec des moyens limités, ils obligent les squatters à vivre dans des conditions précaires de confort et d’hygiène où l’invention et la créativité architecturale ne sauraient guère trouver place.

Censée « rompre avec l’urbanisation capitaliste », la récupération inventive des interstices d’un tissu urbain dégradé n’a pas tardé à inspirer édiles et promoteurs à la recherche, eux aussi, d’une alternative à une « rénovation » devenue impopulaire et surtout invendable, à la longue, en raison des dévastations esthétiques et écologiques qu’elle avait entraînées. Un nouveau modèle de « reconquête urbaine » lui a donc succédé : la « réhabilitation » des anciens quartiers populaires et leur « gentrification », c’est-à-dire leur occupation progressive, sinon progressiste, par des individus friqués et branchés épris de non-conformisme labellisé [2]. L’autoconstruction, dans ce cas, n’est plus de mise. C’est à des architectes spécialisés que l’on fait désormais appel pour « réinventer » la ville.

Les impasses de la « participation »

Dans la foulée de l’élan libérateur de Mai 68, toute une littérature s’est rapidement accumulée autour de la thématique du « droit à la ville », théorisée par le sociologue Henri Lefebvre et popularisée par une petite bourgeoisie intellectuelle radicalisée qui discernait alors dans le « champ urbain » l’ouverture d’un « nouveau front » contre la domination bourgeoise. Les « luttes urbaines » menées à cette époque contre les projets d’aménagement de la technocratie ou les opérations immobilières des « marchands de ville » semblaient accréditer le bien-fondé de cette vision. Organisés en comités d’usagers, conseils de résidents et autres associations de riverains, soutenus par des militants qui auguraient une extension ou un déplacement de la « contestation » du champ du travail vers l’espace urbain, nombre de citadins faisaient valoir leur volonté d’intervenir directement dans le domaine jusque-là réservé de l’urbanisme et de l’architecture.

Emprunté par les situationnistes aux architectes futuristes de l’URSS préstalinienne avant d’être converti en jingle électoraliste par les « communicants » du PS, le slogan « changer la ville pour changer la vie » ouvrira la voie à un déferlement de propositions pour faire « participer » les habitants à l’« amélioration de leur cadre de vie ». On en viendra même à préconiser l’« autogestion » de ce dernier, au nom d’un approfondissement jugé indispensable de la « démocratie locale ». Pris dans ce flux idéologique, des architectes parlèrent d’« associer les usagers » à la définition et à la mise en œuvre des projets urbains, les plus radicaux n’hésitant pas à reprendre à leur compte le mot d’ordre lancé par leur confrère égyptien Hassan Fathy dans un tout autre contexte : « Construire avec le peuple. »

Bien entendu, ces proclamations restèrent, sinon sans lendemain, du moins sans conséquences notables sur le partage des rôles entre, d’une part, les producteurs de l’espace urbain, c’est-à-dire les décideurs et les concepteurs, seuls habilités à déterminer, entre autres, quelles formes devait revêtir la ville dans l’avenir, et, d’autre part, les consommateurs, c’est-à-dire le commun de ses habitants, conviés par une « critique » architecturale servile non seulement à accepter, mais à approuver voire à applaudir des « grands travaux » réalisés sans leur aval.

Certes, on s’est préoccupé en haut lieu de connaître un peu mieux les goûts et dégoûts du peuple, transmué entre-temps en « public », en matière d’urbanisme et d’architecture. Une meute de chercheurs est régulièrement dépêchée « sur le terrain » pour capter ses « besoins », étudier ses « pratiques », supputer ses « représentations ». En outre, l’essor des « nouvelles technologies de communication », surtout utilisées, en l’occurrence, comme techniques audiovisuelles informatisées de manipulation, a permis aux élus locaux de mettre au point des procédures de « concertation » de plus en plus sophistiquées pour faire du citadin un « acteur à part entière dans la Cité ». Cependant, quand on lui demande son avis, ce sera rarement sur des projets urbains un tant soit peu importants susceptibles de modifier notablement son environnement, mais plutôt sur des questions aussi essentielles que l’emplacement d’un terrain de boules, la hauteur des bordures de trottoir ou la signalétique d’un passage protégé. De toute façon, s’il a voix au chapitre, celle-ci n’est que « consultative » !

En dépit des efforts déployés par les autorités et leurs relais médiatiques pour faire croire le contraire, le « droit de regard » octroyé au citadin sur la qualité du paysage urbain n’a fait que le confirmer et le confiner dans le statut qui a toujours été le sien : celui de spectateur. Aujourd’hui comme hier, l’art de bâtir reste l’apanage des Princes, qu’ils soient managers « globaux », gouvernants nationaux ou potentats locaux, secondés par les architectes de renom dont ils se sont acquis les services.

Pur produit de la séparation et du morcellement de la praxis humaine sous l’effet de la division capitaliste du travail, la création architecturale passe à juste titre pour une activité hautement spécialisée réservée à une minorité, pour ne pas dire une élite. Seuls des individus pourvus de la formation, des connaissances et des aptitudes adéquates peuvent aujourd’hui prétendre façonner l’environnement construit où leurs semblables sont appelés à vivre. Faut-il, dès lors, se résoudre à admettre que l’hypothèse de départ, formulée par André Bernard et Philippe Garnier, selon laquelle « le pouvoir d’innover, d’inventer est au cœur de l’homme, de chaque homme, comme potentialité » ne pourrait s’appliquer à la production architecturale et, plus largement, à celle de l’espace habité, si l’on excepte les aménagements de détail domiciliaires évoqués plus haut ? Admettre que, finalement, la complexité atteinte aujourd’hui par l’activité constructive rend illusoire tout espoir de réappropriation populaire dans ce domaine ? Ou bien ne serait-ce pas plutôt, comme à chaque fois que la « complexité » est mise en avant, un alibi pour rendre impensable l’idée même d’une telle réappropriation ?

[à suivre...]

Postscriptum. Sur les deux artitectes mentionnés dans l'ouverture du texte : la citation du premier est extraite du prologue au traité d'architecture commandé à l'architecte et théoricien Alberti par le pape Nicolas V et publié en 1485, De re aedificatoria ; quant au second, couronné en 1998 par le prix Pritzker, le « Nobel de l'architecture », Renzo Piano est le co-auteur du Centre Pompidou. Réalisés aux quatre coins du globe, ses projets comptent parmi les chefs-d'œuvre incontestés - et incontestables - de l'architecture contemporaine : Centre d'art contemporain, Centre Jean-Marie Djibaou en Nouvelle-Calédonie, terminal aéroportuaire Kansaï à Okinawa, siège social d'Hermès à Tokyo, Cité de la Musique à Rome, siègedu New York Times à New York, etc.

Jean-Pierre Garnier

Texte initialement paru dans Réfractions, n° 11, automne 2004. —— Jean-Pierre Garnier est notamment l'auteur de Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite-bourgeoisie intellectuelle et l'effacement des classes populaires à paraître en mars 2010 aux éditions Agone.

Notes
  • 1.

    Benoît Goetz, « La dislocation : critique du Lieu »,in Chris Younès et Michel Mangematin (dir.), Lieux contemporains, Descartes & Cie, 1997.

  • 2.

    Pour en savoir plus sur ce processus, lire Catherine Bidou-Zacharian (dir.),Retours en ville, Descartes et Cie, 2003.