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Un cas d'allergie aiguë à la transparence au royaume des think tanks

Les think tanks installés à Bruxelles s'offusquent que le Commissaire Siim Kallas puisse les inciter à s'inscrire dans le registre public des lobbyistes («ce qu'ils ne sont évidemment pas») mis en place sur une base facultative depuis juin 2008.

En mars 2009, l'Observatoire de l'Europe industrielle louait le Commissaire Siim Kallas sur son blog pour avoir insisté sur le fait que les think tanks devraient aussi s'inscrire au Registre de transparence des porteurs d'intérêts [1] car leurs activités ont clairement pour but d'influencer le processus de décision de l'UE. Dans un discours du 9 avril 2009 [2] , le Commissaire Kallas a de nouveau insisté en citant l'exemple de Friends of Europe, qui - comme beaucoup d'autres think tanks établis à Bruxelles - boycotte ce registre de la Commission basé sur l'inscription volontaire. Les événements qu'il organise sont pourtant systématiquement sponsorisés par de grandes entreprises et visent clairement à créer des opportunités de lobbying. Kallas a ainsi mentionné le débat organisé par Friends of Europe le 29 avril sur le thème «Investir dans la croissance et la santé de l'Afrique». L'événement, auquel participait le Commissaire au développement Louis Michel, des parlementaires et autres décideurs, était sponsorisé par le géant pétrolier français Total. Pour ce prix, Total avait le droit d'avoir deux de ses cadres parmi les orateurs... [3]

LouisMichel

Le site de Friends of Europe met en valeur la présence du Commissaire au Développement Louis Michel à son événement - Cette présence ne doit pas surprendre, considéré que le Pt de Friends of Europe n'est autre que le Vicomte Etienne Davignon, ancien Pt de la Commission européenne, recruté par le Commissaire Louis Michel comme expert malgré le conflit d'intérêt évident que constituait sa qualité de membre du directoire du groupe Suez - NDE

La remarque de Kallas a déclenché une réaction furieuse du patron de Friends of Europe, Giles Merrit, qui s'est fendu d'un communiqué de presse mettant au défi Siim Kallas de débattre avec lui «quand il veut et avec les autres intervenants qu'il choisira». Il n'y fait cependant aucune mention des arguments de Kallas étayant la nécessité que les think tanks s'enregistrent. Au lieu de cela, Merrit insiste lourdement sur le fait que les think tanks ont des «réserves majeures quant à se ranger volontairement parmi des lobbies qu'ils ne sont évidemment pas.» [4]

Dans la bouche de M. Merritt cette profession de foi fait sourire. Il incarne plus que quiconque l'apparition au quartier européen de Bruxelles d'une espèce de think tank très éloigné de la notion traditionnelle de fournisseurs d'idées innovantes que les porteurs d'intérêts politiques et économiques ne peuvent souvent pas trouver par eux-mêmes. Les amis de l'Europe et le Security & Defense Agenda, deux think tanks fondés par M. Merritt, ressemblent plus à des prestataires de service pour leurs richissimes entreprises membres, leur fournissant une plate-forme pour influencer les décideurs de l'UE. Par exemple, grâce à l'adhésion VIP Friends of Europe pour 6500 €/an.

Sarko_FriendEurope

Sur la brochure d'adhésion aux Amis de l'Europe, la photo du Président français utilisée comme produit d'appel pour les nouveaux adhérents qui ont la garantie que «leur logo sera visible partout» - NDE.

M. Merritt est un entrepreneur vétéran de think tanks qui, dans les années 1990, dirigeait l'Institut de recherche Philipp Morris sur les politiques publiques, un think tank qui était à l'évidence lié à un sponsor industriel - des plus controversés. Merrit a aussi fondé le Forum Europe en 1989 et Friends of Europe en1999. En 2003, il crée le Nouvel Agenda de la Défense, un think tank conçu spécialement pour l'industrie de l'armement dont les représentants ont adhéré en grand nombre comme «partenaires». Dans une brochure diffusée en 2004, le New Defence Agenda proposait aux industriels de l'armement d'accueillir des conférences sur les sujets de leur choix pour un coût de 25000 €. Pour 30000 €, ils pouvaient aussi s'offrir «des réflexions taillées sur mesure» publiées par le New Defence Agenda. Le think tank a ensuite été renommé Agenda de la Sécurité et de la Défense [5] .

Dans son communiqué de presse, M. Merritt prétend que la transparence financière ne pose aucun problème aux Amis de l'Europe ni aux autres think tanks. La réalité est pourtant qu'on aurait bien de la peine de trouver la moindre information sur ses sources de financement sur le site internet de Friends of Europe [6] ...

M. Merrit devrait être le premier à reconnaître que la plupart des think tanks présents à Bruxelles sont lourdement dépendants des adhésions et des dons de l'industrie et servent souvent de plateformes à travers lesquelles ces firmes espèrent formater ou influencer le débat inhérent aux processus de décision de l'UE. Pour de grandes sociétés, sponsoriser l'activité d'un think tank n'est que l'une des nombreuses possibilités entrant dans leurs stratégies de lobbying: le lobbying directement mis en œuvre par l'entreprise, la participation à des groupes d'intérêts industriels, le recours à des cabinets de consultants, la publicité etc.

Selon la définition de la Commission le «lobbying» signifie «toutes activités menées dans le but d'influencer la formulation des politiques et les processus de décision des institutions européennes.» La grande ressemblance entre les think tanks à la Merrit et des lobbies de type cabinets de consultants est illustrée par la fusion en 2008 de Forum Europe et Epsilon Events aboutissant à la création du «plus grand organisateur d'événements d'affaires de Bruxelles» [7]

Kallas a parfaitement raison de considérer que les think tanks, et au premier chef ceux de M. Merritt, doivent se joindre au registre afin que leur rôle dans l'UE devienne visible. Et cela vaudra certainement la peine d'observer comment le Commissaire va réagir au défi lancé par Merritt. Pour le moins, cela devrait pousser Kallas à repenser son approche de la transparence basée sur la seule bonne volonté des lobbies...

Observatoire de l'Europe industrielle, 23 avril 2009,

traduit de l'anglais par Benoît Eugène, l'article original est consultable en ligne sur le site du CEO

L'Observatoire de l'Europe industrielle (CEO) a publié aux éditions Agone, ''Europe Inc. - Comment les multinationales construisent l’Europe & l’économie mondiale'', 23 avril 2009

Notes
  • 1.
  • 2.
  • 3.

    Il s'agit de MM. Alain Champeaux, Vice President Senior pour l'Afrique & le Moyen Orient, le raffinage et le marketing de Total et Jean-François Lassalle, Vice President pour les Affaires publiques, la prospection & la production de Total - NDE -

  • 4.
  • 5.

    Sur sonsite le think tank se présente comme patronné par le secrétaire général de l'OTAN, le Haut représentant pour la politique étrangère de l'UE et la Commissaire européenne pour les Relations extérieures - NDE.

  • 6.

    Cesite met par contre en avant de nombreux parrainages, parmi lesquels les Français Michel Barnier, Jean-Louis Bourlanges, Elisabeth Guigou...

  • 7.