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Quand la Commission européenne crée des lobbies africains

La Commission européenne ne s'est pas contentée d'exercer des pressions sur les gouvernements du Sud pour faire avancer les Accords de partenariat économique Europe-Afrique. La DG Commerce a aussi dépensé beaucoup d'énergie pour se fabriquer un apparent soutien de la part des industriels africains.

Les informations obtenues par l'Observatoire de l'Europe industrielle suite à des requêtes de divulgation de documents officiels montrent que la Commission européenne ne s'est pas contentée d'exercer des pressions sur les gouvernements du Sud pour faire avancer les Accords de partenariat économique Europe-Afrique (APE, EPA en anglais) [1] La DG Commerce a aussi dépensé beaucoup d'énergie pour se fabriquer un apparent soutien de la part des industriels africains.

En mars 2007, BusinessEurope - qui s'appelait alors l'UNICE [2] - Eurochambres, le Forum européen des services (ESF) et quelques groupes d'intérêts d'affaires africains lançaient le Forum des affaires commerciales Union européenne Sud de l'Afrique (BTFES ou ESBC) [3] . Le but du forum était de coordonner la contribution du monde des affaires européen et africain dans les négociations entre la Communauté de développement du Sud de l'Afrique (SADC) [4] et l'Union européenne.

L'initiative à l'origine de la création de ce lobby ne venait pas du secteur privé, mais du négociateur de la DG Commerce avec la SADC, Ivano Casella. Celui-ci demanda à Nick Charalambides, un ancien fonctionnaire de la DG Commerce devenu depuis consultant au Botswana, de réunir les groupements d'affaires ayant du poids du côté africain. Dans un email à Charalambides, Casella clarifia ce qu'il attendait du futur forum: «C'est un processus de lobbying. Cela signifie qu'il n'y a pas d'obligation légale pour les négociateurs de prendre en compte les positions communes sur lesquelles le monde des affaires se sera mis d'accord, mais mieux elles seront formulées et ciblées, plus les bureaucrates et les politiciens seront incités à les intégrer. C'est (presque) un boulot à temps plein! Vous pouvez me croire et c'est tout sauf évident... mais il faut qu'ils apprennent. Cela a marché avec le Mercosur (les négociateurs prenant effectivement en compte certaines demandes spécifiques visant à faciliter le commerce et l'investissement), donc il n'y a pas de raison que ça ne marche pas ici» [5].

Une fois Charalambides au travail, Casella fit en sorte d'assurer que la représentation de l'UE au Botswana débloque les frais de voyage pour que les industriels locaux participent à une conférence préparatoire à Bruxelles en septembre 2005 [6]. Il aida également à rédiger le projet de texte qui posa la structure et le cœur des objectifs du futur forum, et demanda à son contact au Botswana de le «tester» auprès de vos contacts dans les milieux d'affaire» [7]. Si on en croit ce papier, le but du futur Forum des affaires était d'offrir aux dirigeants d'entreprises une entrée sans pareille dans les négociations commerciales EU-SACD en leur permettant de «parler aux gouvernements d'une seule voix». Cela promettait plus d'efficacité que si «chacun agit de son côté - souvent au prix de demandes contradictoires» [8].

En résumé la supposée «émanation du monde des affaires» [9] sous le nom de Forum des affaires commerciales EU-Sud de l'Afrique était en fait un bébé de la DG commerce, qui s'enthousiasmait de bénéficier du soutien d'une double voix patronale africaine et européenne à l'appui de sa propre position dans les négociations sur les APE. Plus tard, la DG Commerce demanda à la Fédération des employeurs européens, BusinessEurope, de la relayer dans la culture d'autres initiatives bi-régionales comme «moteur de nos APE régionaux», ajoutant «la DG Commerce soutiendra évidemment les initiatives de l'UNICE dans cette direction.» [10]

BusinessEurope remis sur les bons rails

La DG Commerce fut aussi active dans la création du Forum des affaires UE-Afrique en 2006 en rédigeant le projet de déclaration finale pour sa première réunion à Bruxelles en novembre de la même année. Elle se permit même de critiquer le projet de position de l'UNICE sur le sujet - jugé trop «vague», pas assez «dans l'intérêt du monde des affaires» et mentionnant trop de positions critiques des APE.

Par exemple, la DG commerce pilonna la référence à la Déclaration de Nairobi de l'Union africaine sur les APE, rejetée comme «une des plus anti-union UE-Afrique qui ne devrait certainement pas devenir une référence pour le monde des affaires européen» [11]. Cette déclaration estimait que des alternatives aux APE devraient être explorés, ce qui suscita ce commentaire de la DG Commerce: «Pas d'alternatives aux APE. En aucun cas!» [12] Malgré cette implication, la DG Commerce est apparue moins enthousiaste en ce qui concerne le Forum des affaires UE-Afrique, suggérant dans un email à BusinessEurope que l'initiative pan-africaine ne donnerait pas de contacts commerciaux plus approfondisni ne renforcerait les intérêts des milieux d'affaire car les objectifs n'étaient pas aussi concrets que dans les forums strictement régionaux, comme le BTFES [13]. Dans ces échanges, il apparaît que la DG Commerce a poussé le patronat vers plus de radicalité afin de s'assurer un soutien solide sur les APE. Et celui-ci redoubla ses efforts. Dans un email adressé à deux hauts-fonctionnaires de la DG Commerce daté du 5 octobre 2006, Adrian van den Hoven de BusinessEurope leur fait la leçon sur la meilleure façon de préparer le Forum des Affaires EU-Afrique: «Nous devons trouver une association patronale qui prenne la responsabilité de l'autre côté. Je recommanderais soit les employeurs panafricains, soit la Table ronde africaine. Vous n'avez qu'à les appeler et leur dire qu'ils doivent le faire.» [14]

On peut se demander si d'autres initiatives patronales bi-régionales favorables aux APE comme le Cariforum-EU Business sont également sorties des cerveaux de la Commission. Est-ce que les positions pro-EPA du Sommet des affaires UE-Afrique résultent d'une entreprise commune entre le big business et la Commission? On ne peut rien dire pour le moment, mais l'Observatoire de l'Europe industrielle a introduit dans ces deux cas des requêtes pour accéder aux documents. Quoi qu'il en soit, l'implication passée de la DG Commerce dans les deux cas évoqués plus haut démontre que la Commission n'a pas attendu que le monde des affaires lui fournisse une position sur les APE. La DG commerce a activement orchestré un consensus patronal Europe-Afrique pour légitimer ses propres objectifs dans le domaine des APE. Il est possible que cela ait joué un rôle aussi important pour faire avancer les accords que les pressions sur les gouvernements du Sud.

Pas de ratification retour à l'envoyeur

La Commission européenne prétend que les APE visent au développement et à l'éradication de la pauvreté. Mais il s'agit en fait plutôt d'ouvrir les marchés aux grandes entreprises européennes., de sécuriser leur accès aux matières premières et limiter la possibilité pour les pays Afrique Caraïbe Pacifique (ACP) de réguler leurs économies dans l'intérêt de leur population et de leur écologie. Ces gouvernements ont été forcés à signer les APE, comme certains d'entre-eux l'ont depuis reconnu à maintes reprises. C'est pour cette raison que l'ambassadeur de la Guyane auprès de l'UE a demandé le 8 décembre 2008 à la Commission commerce du parlement européen de «presse les États membres de réexaminer fondamentalement les APE» [15]. Considéré que ce ré-examen n'a pas eu lieu, et entendu que les APE résultent de pratiques tyranniques de l'Europe à l'encontre des gouvernements ACP et de la manipulation des milieux d'affaires ACP, le CEO estime que les parlementaires ne doivent pas ratifier les APE qui ont déjà été signés mais les renvoyer à Bruxelles [16] .

Observatoire de l'Europe industrielle, 25 mars 2009,

traduit de l'anglais par Benoît Eugène La version originale dont est tirée ce texte légèrement abrégé est disponible sur le site du CEO

EuropeInc

L'Observatoire de l'Europe industrielle (CEO) a publié aux éditions Agone, ''Europe Inc. - Comment les multinationales construisent l’Europe & l’économie mondiale'',

Notes
  • 1.

    Ils visent à instaurer une zone de libre échange entre l'UE et 6 régions d'Afrique, Caraïbes, Pacifique

  • 2.

    Actuellement présidé par le baron Seillières, il s'agit de la fédération européenne des fédérations patronales nationales. Lire «L’UNICE, une machine de pression bien huilée» inComment les multinationales contruisent l'Europe et l'économie mondiales - NDE

  • 3.

    Liste complète des membres fondateurs: BusinessEurope, Forum européen des services, Association des chambres européennes de commerce et d'industrie - Eurochambres, European Business Council for Africa and Mediterranean - EBCAM, Private Investors in Africa - PIA, Associated SADC Chambers of Commerce and Industry - ASCCI, SADC Employers Groups/Business Unity South Africa - SEG/BUSA - et Southern Africa Confederation of Agriculture Unions - SACAU.

  • 4.
  • 5.

    Email de Ivano Casella à Nick Charalambides cité dans un email du second à Casella, daté du 1er août 2005. Obtenu suite à une requête en divulgation de document conformément à la législation de l'UE.

  • 6.

    Ibid.

  • 7.

    Email d'Ivano Casella à Nick Charalambides cité dans un email de ce dernier à Casella en date du 29 juillet 2005. Obtenu suite à une requête en divulgation de document conformément à la législation de l'UE.

  • 8.

    Rapport de cadrage sur l'établissement d'un Forum des affaires UE-SADC. Obtenu suite à une requête en divulgation de document conformément à la législation de l'UE.

  • 9.

    Ibid.

  • 10.

    Email de Ivano Casella à Adrian van den Hoven, Directeur des relations intrnationales de Business Europe (alors UNICE), daté du 26 septembre 2006. Obtenu suite à une requête en divulgation de document conformément à la législation de l'UE.

  • 11.

    Déclaration de Nairobi sur les APE à l'issue de la conference des ministres de l'Union africaine su commerce, 12-14 avril 2006accessible en ligne.

  • 12.

    Email d'Ivano Casella à Adrian van den Hoven (UNICE) sous la responsabilité de Peter Thompson (DG Commerce), en date du 26 Septembre 2006. Obtenu suite à une requête en divulgation de document conformément à la législation de l'UE.

  • 13.

    Ibid.

  • 14.

    Email d'Adrian van den Hoven (UNICE) à Peter Thompson et Kristoffer Klebak ( DG Commerce), en date du 5 October 2006. Obtenu suite à une requête en divulgation de document conformément à la législation de l'UE.

  • 15.

    Lire Patrick Gomes, Statement to Committee on International Trade Hearing on the Economic Partnership Agreement CARIFORUM-EC, 4/12/2008, accessible en ligne.

  • 16.

    Sourd aux appels, le Parlement européen a donné son accord conforme aux accords le 25/03/2009 - NDE -