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Quand l'industrie veut formater les jeunes à ses besoins

Avec la bénédiction de la Commission européenne, la Table ronde des industriels européens (ERT) souhaite développer des synergies entre l'école et l'entreprise en réponse à la pénurie de diplômés dans le domaine des mathématiques, des sciences et de la technologie (MST) tout en développant l'esprit d'entreprise de la maternelle au doctorat.

La Table ronde des industriels européens est un des lobbies les plus puissants à Bruxelles, réunissant les 45 dirigeants des plus grandes firmes européennes (Total, BASF, Nestle, E.ON, Shell, Renault...) [1] L'ERT a détaillé ses propositions le 2 octobre 2008, lors d'une réunion «multi-parties prenantes» qui s'est tenue à Bruxelles. [2] Environ une centaine de représentants du monde des affaires, de l'Université et gouvernementaux assistaient à l'événement, et notamment le Pt de la Commission européenne, Jose Manuel Barroso et le Commissaire européen pour la science et la recherche, Janez Potočnik.

Les journalistes n'étaient pas autorisés à assister aux discours et aux débats, devant se contenter d'un communiqué de presse diffusé à la fin de la journée [3] . «Les mondes des affaires et de l'éducation sont deux univers qui ne se connaissent pas bien. Nous préférons que ce premier contact ait lieu dans une certaine intimité» expliqua la porte-parole de l'ERT, Abigail Jones.

Diffuser le «modèle Jet-Net» au niveau de l'UE

Mais que préconise l'ERT exactement? Recourir massivement au niveau de l'Union européenne ce qu'on pourrait appeler «le modèle Jet-Net» (Réseau Jeunes Technologie) qui consiste à envoyer des salariés des compagnies dans les écoles pour présenter les opportunités de carrières techno-industrielles et accueillir des visites scolaires et des projets concrets.

Lancée en 2002 par une poignée de multinationales hollandaises (Shell, Philips, Unilever, AkzoNobel...), la Jet-Net initiative touche aujourd'hui environ 33 000 élèves et 300 professeurs de mathématiques et de sciences dans un tiers des établissements du secondaire hollandais, soit 150 établissements.

En Allemagne, un programme similaire baptisé WissensFabrik («la fabrique du savoir») a été lancé en 2005 par de grandes multinationales allemandes comme BASF, Bosch, ThyssenKrupp, etc. Sa cible est cette fois les élèves âgés de 6 à 12 ans.

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Des enfants expérimentant le matériel pédagogique de WissenFabrik

«Camps de l'innovation» et «boîtes d'éveil»

L'ERT soutient aussi des initiatives promues individuellement par ses membres, généralement au titre de leurs programmes de «responsabilité sociale des entreprise». Nokia, par exemple, organise des «camps de l'innovation» pour des jeunes de 14 à 19 ans en partenariat avec Junior Achievement Young Enterprise(JA-YE). Élevé au rang exemplaire des «meilleures pratiques d'éducation à l'esprit d'entreprise», JA-YE Europe se présente en ses propres termes comme «le plus grand fournisseur européen de programmes éducatifs» et se vante d'avoir touché 2,6 millions d'enseignés dans 40 pays en 2007. Né aux États-unis pendant la Ière Guerre mondiale, ce programme est aujourd'hui soutenu par plus de 100 transnationales dominantes (Coca-Cola, Microsoft, Toyota, McDonald’s, Citigroup, ExxonMobil, EDF, Ernst & Young...), des gouvernements (États-unis, Suisse ...), la fondation Soros, la Banque mondiale et la Commission européenne. [4]

Quant à Siemens, la société distribue gratuitement sa «boîte d'éveil Siemens», du matériel éducatif pour les maternelles pour initier les enfants d'âge préscolaire (3 à 6 ans) à l'électricité et l'énergie. Le géant allemand de l'électronique et de de l'engineering a aussi produit des CD-ROMS sur des sujets tels que la lumière, l'audition ou Einstein pour les adolescents qui ont tous été légitimés par l'Association allemande de pédagogie. [5]

Des cursus scolaires correspondant aux besoins des employeurs

«Les compagnies membres de l'ERT sont déterminées à renforcer leurs engagements à long terme pour soutenir les écoles, les professeurs et les universités européennes» déclara le PDG de Volvo et vice-président de l'ERT Leif Johansson. «Le monde des affaires doit travailler étroitement avec l'école, proposer des emplois modèles, tenir informés les enseignants de ce que sont les carrières dans le domaine des sciences et techniques» ajouta-t-il. Dans le but de toucher «plus d'élèves et d'enseignants» il insista sur la nécesité de «construire sur ce qui existe déjà» comme les initiatives Jet-Net et WissensFabrik.

Le Pt de l'ERT et PDG de Nokia en appela à «la mise en place d'infrastructures nationales et européennes pour soutenir les meilleurs pratiques». En d'autres mots, l'industrie qui finance la plupart de ces programmes, principalement pour promouvoir son image publique, aimerait bien que Bruxelles les finance...

Rien n'interdit que cela devienne réalité dans les mois ou années qui viennent. [6] La Commission européenne soutient en effet la stratégie de l'ERT. «Un dialogue permanent entre les mondes des affaires et de l'éducation s'impose pour s'assurer que les programmes répondent aux besoins des employeurs», déclara Barroso dans son discours. Et d'ajouter: «mais aussi faire en sorte que les idées de nos jeunes étudiants soient plus facilement transformées en valeurs économiques et sociales.» [7]

Une éducation au service de la compétitivité

Le Pt de la Commission européenne a aussi donné sa conception de l'éducation au XXIè siècle: «Donner à chaque jeune une chance de développer ses talents et capacités pour nous aider à construire une Europe compétitive.» Une vision utilitariste qui pourrait parfaitement sortir d'un memorandum écrit directement par l'ERT.

En 2007, pour lutter contre le désintérêt apparent pour la science, un «groupe d'experts» mis sur pied par la Commission recommanda de remplacer l'approche déductive dans l'enseignement des sciences par une approche basée sur la recherche. Cela créerait «l'opportunité d'impliquer des firmes, des savants, des chercheurs, des ingénieurs, des universités, des acteurs locaux comme des villes, des associations, des parents et d'autres sortes de ressources locales» concluait le groupe présidé par Michel Rocard [8] . À ce jour, seuls les industriels sont parvenus à être impliqués dans ce nouveau paradigme européen de l'éducation...

Observatoire de l'Europe industrielle, 10 octobre 2008,

traduit de l'anglais par Benoît Eugène - La version originelle de ce texte est parue sous le titre «Industrie wants to shape EU Youth to its needs. Commission agrees» sur le blog du CEO, Inside the Brussels's Bubble.

L'Observatoire de l'Europe industrielle (CEO) a publié aux éditions Agone, ''Europe Inc. Comment les multinationales construisent l’Europe & l’économie mondiale'',

Note du traducteur : La promotion de l’esprit d’entreprise à l’école souhaitée par les milieux industriels a depuis longtemps l'intérêt plus que bienveillant de la Commission. La DG Entreprise avait en son temps sélectionné et promu la bande dessinée «Boule et Bill créent leur entreprise» diffusée dans les écoles primaires luxembourgeoises et sponsorisée par l’Institut de l’entreprise, un think-tank bruxellois, au titre des «bonnes pratiques» dont les États membres doivent s’inspirer. Elle était allée jusqu'à en cautionner un remake «L'entreprise de Boule et Bill en Europe». Ce «matériel pédagogique» comportait sur chaque page, outre le logo de la Commission, celui de la compagnie d’assurance sponsor.

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illus. Courtoisie du Musée de l'Europe

On est allé beaucoup plus loin depuis : au titre du partenariat avec le JA-YE, ne reculant pas devant le sexisme, c'est carrément un porno soft que la Commission européenne propose désormais de diffuser dans les classes pour promouvoir l'esprit d'entreprise.

Notes