Au jour le jour

Néo-taylorisme

La Ministre de l’Économie et des Finances, Madame Christine Lagarde, s’est livrée, le 10 juillet dernier, devant un parterre de députés UMP charmés par son intervention, à une charge virulente contre tout ce qui constitue, d’un point de vue sarkozien orthodoxe, un obstacle à la libéralisation totale du monde en général et de la France en particulier. Entre autres propos édifiants, elle a déclaré ceci : « C’est une vieille habitude nationale : la France est un pays qui pense. Il n’y a guère une idéologie dont nous n’avons fait la théorie. Nous possédons dans nos bibliothèques de quoi discuter pour les siècles à venir. C’est pourquoi j’aimerais vous dire : assez pensé maintenant, retroussons nos manches. »

S’il nous fallait un indice supplémentaire que la démarche sarkozienne se situe non pas en rupture avec, mais dans le droit fil de la politique qui est depuis toujours celle de la droite capitaliste, nous le trouverions dans cette injonction comminatoire : « Assez pensé maintenant », qui fait suite à la fière revendication de Nicolas Sarkozy, « Moi je ne suis pas un intellectuel ! » A ceux que pourraient étonner de telles déclarations, il convient de rappeler que depuis le XIXème siècle, la fraction dominante de la droite française, la droite de gouvernement, celle qui s’est trouvée le plus souvent et le plus longtemps « aux affaires », ne s’est jamais distinguée par un attachement immodéré aux valeurs autres que boursières et entrepreneuriales, qu’elle a toujours apprécié les spéculations financières infiniment plus que les spéculations philosophiques, et que la seule culture qui n’ait jamais provoqué sa défiance, c’est la « culture d’entreprise ». A telle enseigne que l’opposition structurale entre le monde économique et le monde intellectuel et artistique, déclinée classiquement en oppositions entre le boutiquier et l’artiste, le patron et le professeur, le financier et le chercheur, le gestionnaire et le saltimbanque, etc., est devenue une constante de l’analyse sociologique. Avec une bonne conscience inébranlable, les représentants de cette droite des privilèges, de l’accaparement et du gaspillage, n’ont cessé d’exhorter les classes laborieuses à faire de nouveaux efforts et à endurer stoïquement l’austérité. Cette bourgeoisie affairiste et réactionnaire, qui pleurait ces jours-ci en Raymond Barre l’un de ses meilleurs commis, n’a cessé de « se retrousser les manches » sur les bras des travailleurs, en adressant à ces derniers le reproche récurrent d’être trop enclins à la paresse, à la rêvasserie utopique et à la contestation. C’est que pour fonctionner de façon optimale, le système capitaliste a besoin de séparer le plus rigoureusement possible les fonctions d’exécution et les fonctions de conception, quoi qu’en disent les théoriciens du néo-management. Penser est un droit de propriétaire, réservé aux patrons, parfois délégué à leurs acolytes cadres, et aux intellectuels « jaunes ». Quant à la piétaille des ouvriers et employés des entreprises, il lui revient de travailler sans relâche et sans murmure, conformément à l’avertissement que F.W. Taylor, l’inventeur de l’organisation « scientifique » du travail, lançait aux ouvriers qu’il mettait à la chaîne : « Vous n’êtes pas ici pour penser ! » Une poignée de têtes pensantes commandant à une armée d’ilotes lobotomisés et muets, telle est l’organisation idéale à laquelle vise un système qui prétend s’identifier avec la démocratie et l’intérêt général, si on en croit ses propagandistes des salles de rédaction, des IEP et des facs de sciences économiques. A plus d’un siècle de distance, l’interdiction de penser lancée par la sarkozienne Christine Lagarde, fait très exactement écho à la mise en garde de Taylor, grand serviteur du capitalisme américain.

Vous parlez d’une rupture !...

Alain Accardo

Chronique parue dans La Décroissance en octobre 2007. Et édité dans le recueil Engagements (2011) —— Dernier livre d'Alain Accardo aux éditions Agone, Introduction à une sociologie critique (2006)