Au jour le jour

Bienvenue dans la blagosphère

Le gouverneur Blagojevich pratiquait la « gestion compétitive » du gouvernement. D’après les medias dominants, en à peine plus d’un mois, la ville de Chicago a quitté les fiers sommets de la gloire pour les abysses de la honte. Alors que Barack Obama, son fils préféré, vient de conquérir la présidence par ses promesses éclairées de réforme, Rod Blagojevich ulcère la nation par ses machinations crapuleuses, se voyant accusé par un rapport du FBI d’avoir mis aux enchères le siège au Sénat laissé vacant par le president élu.

Pourquoi donc mes amis libéraux de Chicago ont-ils la nausée? Parce qu’ils ont toujours détesté monsieur Rod Blagojevich, un homme qui doit sa carrière à ses relations familiales et à son statut de pis-aller. Parce qu’ils ont pris en grippe tous les autres politiciens démocrates locaux – des scribouillards sous le patronage de la famille qui s’est arrangée pour refiler la présidence de père en fils aux membres du Conseil du Comté de Cook. Parce qu’ils espèrent que le procureur Patrick Fitzgerald va se charger de l’inculper, malgré les trophées des Démocrates locaux qui ornent son bureau.

Pour comprendre leur réaction, il suffit de jeter un coup d’oeil sur le rapport de 78 pages qui accuse M. Blagojevich. En même temps que je frisais l’apoplexie à la lecture de ce remarquable document, je suis retombé sur mon exemplaire de « Réinventer le gouvernement », l’ancien manuel de la présidence Clinton, qui m’a frappé par son sous-titre : « Comment l’esprit d’entreprise transforme le secteur public ». On peut dire que Rod Blagojevich est avant tout un homme ayant l’« esprit d’entreprise », mais dans un sens différent de celui induit par les bonnes intentions des auteurs de ce livre. À en croire le rapport, cet homme a le sens des mécanismes froids du marché aussi sûr qu’un prix Nobel d’économie de Hyde Park. D’après ses paroles immortelles, « un siège au Sénat américain, ça a de la valeur, vous ne le fourguez pas pour rien ».

Bien quelles n’atteignent pas la sophistication des credit default swaps[1], les machinations que Blago est soupçonné d’avoir mises au point pour monnayer son pouvoir exclusif de désignation révèlent une fourberie qui imposerait le respect au moindre expert en fraude pyramidale de Wall Street. Le gouverneur aurait spéculé sur la possibilité de troquer le siège du Sénat contre un poste de secrétaire à l’Énergie, parce que, d’après les précieuses informations fournies par le « vice-gouverneur A », « c’est le poste qui rapporte le plus » – une allusion on ne peut plus claire non au salaire mais aux pots-de-vin garantis. Blago aurait aussi échafaudé un plan pour extorquer un salaire substantiel à une organistation syndicale en échange du siège sénatorial.

L’idée qui avait le plus la faveur du Gouverneur aurait été d’échanger ce siège contre un poste à la tête d’une fondation caritative généreusement subventionnée par les millionnaires les plus connus du pays. Après tout, quoi de plus normal ? Washington est plein de ces groupes de soutien financés par les super-riches qui ressemblent surtout à des maisons de repos pour favoris politiques.

La droite a jubilé à propos de l’arnaque Blagojevich parce que celle-ci interrompait de façon spectaculaire la longue lignée d’escrocs des banlieues chics de Washington dont le nom était suivi d’un « R » comme Républicain. De plus, comme cet aspirant à la maxi-fraude vient de la même ville que le détesté monsieur Obama, il n’en fallait pas plus à la droite pour les mettre dans le même panier. Ce qui est difficile à saisir pour un étranger, c’est à quel point le système politique de l’Illinois est apolitique et corrompu, aussi bien du côté républicain que démocrate. John Kass du Chicago Tribune, un expert de la corruption dans la région, l’appelle « le cartel ». Quand leur tour est venu, les Républicains prennent les commandes, puis ils passent le volant aux Démocrates quand le public en a marre.

À l’exception du complot syndical, aucune des idées de Blago ne peut être qualifiée de typiquement libérale. De plus, il faut tenir compte du contexte politique dont il bénéficie. Dans les grandes lignes, les sommes prélevées pour les campagnes électorales sont illimitées en Illinois, ce qui a rendu possibles les accords qu’il est soupçonné d’avoir élaborés, et qui sont si dégradants que monsieur Fitzgerald le compare à « un vendeur qui doit faire son chiffre de vente annuel ».

Ce qui nous renvoie finalement à la conception de base qui fonde l’action des appareils politiques locaux : un État-marché où toutes les fonctions publiques sont à vendre. Il y a un siècle, un réformateur déclara au journaliste spécialiste de la corruption Lincoln Steffens : « Ce sont les bonnes affaires qui font le mauvais gouvernement. » Quand Georges Bush proclamait que « le gouvernement [devait] s’aligner sur les lois du marché », il ne faisait qu’appliquer une nouvelle couche de vernis idéologique sur cette ancienne et répugnante idée.

Le scandale Blagojevich est considéré comme un coup dur pour la nouvelle administration, mais en fait c’est une chance pour M. Obama que cela arrive si tôt. Les actes supposés de M. Blagojevich nous forcent à ouvrir les yeux sur ce qui cloche dans la politique américaine, et cette fois on ne peut pas balayer l’affaire sous le tapis en prétendant qu’elle n’est que le produit de la « culture de la corruption » républicaine. Cela va beaucoup plus loin que ça ; le pourrissement est structurel, dans un parti comme dans l’autre, et il pue à des kilomètres à la ronde. Que M. Obama recrute donc des milliers de Patrick Fitzgerald et qu’il les lâche à Chicago, à Washington, et dans tous les recoins de la vie publique où sévit l’idéal des lois du marché. Et qu’ainsi périssent les tyrans.

Thomas Frank

Wall Street Journal, 17 décembre 2008

Thomas Frank écrit pour Le Monde diplomatique des analyses sociales et politiques de la situation américaine. Ses livres paraissent en français aux éditions Agone : Pourquoi les riches votent à gauche, 2018 ; Pourquoi les pauvres votent à droite, [2008], 2013 ; Le Marché de droit divin, 2003.

Notes
  • 1.

    Les credit default swaps sont des formes d’assurance des créances douteuses par lesquelles la faillite des subprimes a contaminé d’autres pans du secteur bancaire.