Au jour le jour

Les premiers matins

L’aube sur la corniche Certains matins, j’arrive avant 7h30 au bureau. Une heure d’avance, c’est bien assez car pas question de me présenter en retard à mon premier boulot ! À 55 berges passées, il est temps d’être raisonnable. Depuis trois semaines, je loge au centre de semi-liberté des Baumettes. Nous sommes en janvier et la nuit s’attarde à Mazargues. Les cris et les appels des prisonniers ont cessé. C’est l’heure où la Maison d’arrêt s’endort au pied de la colline, entre la cité et les calanques.

Félix, un voisin de cellule et petit voleur de son état, me trimballe dans un camion Citroën décati. Nous quittons le chemin du Morgiou en volant cinq minutes à nos horaires codifiés par les magistrats de l’application des peines. Chaque jour, il en est ainsi ; enfin chaque jour de la semaine du lundi au vendredi. Les samedi et les dimanches, nous sommes enfermés. Félix discutaille sur la coursive au premier étage en tapant le carton et moi, dans la pénombre cellulaire, j’écris.

À six heures cinquante-cinq, nous nous évadons. Et le soir venu, avant 19 heures, nous nous livrons aux chaînes et aux verrous. Drôle de vie ! Et dire que j’ai passé deux décennies à me torturer les méninges sur le comment sauter le mur. J’étais même prêt à me faire trouer la peau pour les beaux yeux de la belle. Et voilà que chaque soir, je sonne à la porte comme un brave matou ! Sans ralentir, nous traversons la Cayolle.

Des grappes de gremlins écoliers s’amassent aux arrêts de bus.

Plus loin, une voiture a brûlé. Une autre gît sur les jantes nues. À la lueur des phares, le parking brille de mille éclats du verre pilé des pare-brises. Pourtant les gamins ont l’air si innocents malgré les airs de prédateurs qu’ils se donnent.

Le long de l’hippodrome Borely, la taule de l’habitacle grince aux chaos de la chaussée et, comme tous les matins, mon compagnon se plaint des malfaisantes promotionnées : « agent de probation ». L’imagination de leurs manigances le rend intarissable. « Peuchère, je te le dis, elles respirent la méchanceté ! » Félix ne mesure pas plus d’un mètre soixante. Sa tête de forme ovoïde rappelle étrangement les crânes de cette civilisation andine précolombienne dont j’ai oublié le nom. Son ventre le précède de la rondeur classique du durillon des comptoirs. Enfant du pays provençal et marié à une fille de la communauté grecque, il habite (enfin quand il ne dort pas aux Baumettes) au-delà des quartiers nord, à la lisière d’un village perché sur une crête de calcaire clair.

Dans la rade, au large des îles du Frioul, croise le ferry de la SNCM. Le premier navire de la journée, il a largué les amarres hier soir dans un port corse. La mer est d’huile et l’ombre escarpée du château d’If manque de l’éperonner. Il est à l’heure. Comme nous le sommes, secoués dans le Citroën, en franchissant l’anse de la fausse monnaie.

En février, le camion de Félix est tombé en rade -un problème amphigourique d’huile dans le système de freinage. Lorsque mon chauffeur commente l’affaire sur la coursive, un mécano de profession et taulard d’occasion lâche un avis d’expert : « il lui faut une bonne purge » et il ajoute : « comme à nos donzelles de la probation ! » Le groupe acquiesce avec grand sérieux. Surtout le type qu’elles ont coincé-là ce lundi férié alors qu’il est condamné à passer les seuls week-ends au centre de semi-liberté. À cette heure, sa fille, une adolescente arrivée en train d’une ville lointaine, l’attend sur le quai de la gare Saint Charles. Et pas moyen de prévenir qui que ce soit. Le lendemain, je grimpe sur le scooter appartenant au fils de Félix. Et les jours suivants sur celui d’un rasta tout droit débarqué de « Jamaïca ! ». Nous traversons la cité de la Cayolle par une voie détournée et aux sémaphores, qu’ils soient rouges ou verts, pas l’ombre d’une hésitation : la manette des gaz à fond ! Les redlocks de mon pilote et la fumée de son pétard dans les yeux, je n’y vois que du feu. Quand je lui fais remarquer ses manquements au code de la route, il crie dans le vent : « No problem, it’s cool, man ! ».

Notre pote Rachid lui aussi partait des Baumettes et revenait sur un scooter. Il bossait dans une tour en construction dominant la ville de La Ciotat. Rachid avait des airs de grand Duduche venu de Kabylie et aimait nous conter ses anciennes frasques dans les boîtes de la côte où il noctambulait sous l’identité farfelue de « Rachid Le Carradec ». Levé avant le jour et rentré à la nuit tombée, il traçait son destin au milieu des garrigues et des embouteillages. Le troisième accident fut le bon. Une fin d’après-midi, une voiture le découpa sur la route de la Gineste. Son corps en vrac d’un côté de la chaussée et la machine bonne pour la casse de l’autre.

Comme les juges ont de l’humour (noir), avant qu’il ne passe sur le billard, ils lui octroyèrent cette fameuse conditionnelle qu’ils lui avaient pourtant refusée des mois durant. Selon un témoin, perdu dans les brumes de l’anesthésie, il n’eut qu’un geste : deux doigts dressés imitant le V de la victoire.

Le matin où les taxis - pour protester contre les prix du carburant - ont bloqué les accès de Marseille, avec mon rasta, lancé à toute berzingue, nous empruntâmes la voie piétonne de la Corniche. Dans notre sillage, les joggeurs des beaux quartiers giclaient comme des bouchons de champagne. Je crois que j’aime enfourcher ce bolide improbable. Notre équipage recrache par les naseaux des vapeurs de gasoil et d’herbe naturelle. Je passe ainsi du « milieu fermé » au « milieu ouvert » comme ils disent. Mais leurs discours sonnent faux. Il n’y a pas plus de liberté dans ces rues savamment domestiquées que derrière les hauts murs. Faut-il pour s’en convaincre, voyager, sur la ligne de crête, encore empli de l’immobilité des cellules et galopant tel un rat empoisonné comme nombre d’entre vous une horloge enchristée dans le cerveau. Le soir, je rentre à l’heure dans mon cachot alors que vous levez le verre, alignés aux mangeoires des temps modernes. Oui je rentre à l’heure. Et c’est bien là, l’unique but de la journée. Cette condition me donne le droit de rejouer une nouvelle partie le lendemain.

Sur la Corniche, un matin de grand mistral, ballotté par les rafales glacées et les hoquets du deux roues, je laisse aller ma tête casquée en arrière et plante mon regard dans les étoiles. Telle une alarme, une interrogation s’impose comme si je dois la résoudre coûte que coûte dans la seconde : « Qui prétends-tu être ? »

Lundi 3 mars. Voici 34 ans hier, dans la cour de la prison de la Modelo de Barcelone, mon camarade Salvador Puig Antich montait à l’échafaud. Des magistrats - toujours vivants à cette heure et touchant leur bonne et grasse retraite de militaires - l’avaient condamné à mourir étranglé par le garrot (et il fut le dernier prisonnier à connaître ce supplice) [1]. C’était un autre temps. Peut-être ? Je me souviens des voyages en scooter en sa compagnie dans les villes de la côte catalane. Je ne suis jamais remonté sur un tel engin depuis. Salvador pilotait et je prenais tout le temps de boire des yeux cette mer et son horizon. Comme je le fais à cet instant en longeant la plage du Prophète.

La Canebière

Félix me largue tout en bas de la Cannebière sur le passage clouté ou alors passé le feu. C’est selon le sémaphore rythmant la circulation. Après un bref salut de la main et un simple « à plus ! » en héritage du temps pas si lointain des remontées de promenade, j’enquille la large avenue. Tout au bout, les clochers jumeaux des Réformés se dressent dans le brouillard roux de la pollution. Je remonte le col de mon blouson aviateur pour me protéger des bourrasques glacées. Le bonnet de laine verte enfoncé jusqu’aux yeux, je ressemble désormais à n’importe quel autre quidam du cru ou ceux venu d’ailleurs pour gagner leur pain quotidien.

Je suis un passant pressé drissant sa voile vers le turbin.

Mes portraits de relégué n’encombrent plus la chronique judiciaire.

J’entre dans la vie ordinaire.

Mon innocence me trouble et m’invente un pas glissant, pareil à celui du patineur.

Derrière moi, le vieux port tangue d’une ivresse poétique et sa présence me chavire de sa marée exhalée.

Les lueurs de la ville ricochent sur l’eau mordorée de cette mer apprivoisée et carrée. Je fredonne un air ancien :

«Sous les ombres du port Ton prince attend l’aurore Il a joué son passeport Pour se payer ton corps Maintenant il a froid… » [2]

Quelques instants plutôt, les services municipaux ont inondé les caniveaux et trempé abondamment les larges dalles des quais. Au loin, du côté de l’avenue de la République, l’escouade des pompes et leurs gyrophares orangés s’éloignent. Dans un halot de bruine pulvérisée s’évanouissent les balayeurs. Un gars en uniforme surligné de bandes fluo jaune citron est assis sur les marches de la Chambre de commerce. Avec nonchalance, l’homme dresse à deux mains un talkie-walkie hurlant des ordres nasillards : « Roger boulègue rue Tubanneau… »

Sur ce trottoir, je côtoie immanquablement les habitués comme cet étrange bonhomme efféminé et cintré dans son blouson de cuir noir. Il arbore une perruque à la coupe bol et, sans crainte, me couve d’un œil surligné de khôl à la Rudolph Vanlentino. Près du musée de la mode, je croise deux secrétaires haut perchées sur des talons effilés. À mon approche, la plus blonde, la plus longue, pouffe dans le cou de sa voisine. Plus loin, une silhouette portant une cagoule de laine et d’énormes moufles de mouton retourné traverse la chaussée en direction du marché. Malgré ces protections climatiques, je sais qu’il est africain. Peut-être est-ce à l’éclat de son blanc d’œil ? Ou plutôt à l’élégance chaloupée de ces enjambées.

Près de l’arrêt du , deux femmes de ménage surgissent de la cité Belzunce, le fichu serré sous le menton et le sac à provision coincé au creux du coude. Sur le trottoir d’en face, trois ou quatre flics cavalent à l’appel de leur service. Le vieil hôtel de Noailles a été transformé en hôtel de Police. Les chambres y sont sans aucun doute moins accueillantes ! Les vitrines sont encadrées de néons d’un bleu électrique. L’endroit me fait penser à certains Eros center d’Amsterdam. Là encore, les caresses y sont également moins langoureuses. Quoique la semaine passée, un flic est tombé pour viol d’une jeune femme interpellée.

Le mardi et le jeudi, à 7 h 20 précise, je longe malgré moi le métal blanc du camion blindé de la Brinks. La tirelire véhicule les espèces au siège de la Société générale. La main posée sur la crosse de leur six coups, inquiète, la paire de vigiles guette mon approche. J’ai envi de leur balancer : « Laissez tomber les gars, je ne suis qu’un employé de bureau ! » Je ne joue plus. J’ai passé la main. Mais par nostalgie d’un autre temps, je me titille l’esprit : « maintenant ! Juste lorsque, rassuré, ils me tournent le dos comme un seul homme… Bang ! Bang ! » Les détonations déchirent ma mémoire. Et je poursuis mon chemin, en calculant mentalement à la seule vue des deux sacs, la somme à prendre. Pas vraiment payant !…

Je m’amuse à prévoir le croisement précis de mes coréligionnaires des saintes aurores.

À l’abord de la rue d’Athènes, je ralentis jusqu’à ce que le gros type prenne le virage en dodelinant du crâne. La cucurbitacée posée sur un corps sans cou me sourit. Moi aussi, je ressens du plaisir à la voir. Fidèle, de cette fidélité des habitudes salariées. Elle croise la vague des automobiles telle la proue d’une baleine. Mais déjà il s’échappe pressé comme tous ces semblables et leurs hantises du retard. « Pourquoi ne se lèvent-ils pas plus tôt ? ». Ils n’auraient pas à trottiner ainsi soufflant et suant dans l’air glacé. Au visage humide du gros type, je me dit : « voilà, il court, il a chaud et il va prendre froid en patientant au feu… Il va tomber malade… et… il nous creusera le trou de la sécurité sociale ». Maintenant je fais gaffe car pour la première fois de ma vie, je cotise. Je verse une côte part du défraiement de ma force de travail à l’intérêt collectif.

Sous les arbres du dernier tiers de l’avenue, l’impression d’un paseo d’une ville catalane s’impose.

Ni libre, ni emprisonné, je suis cet homme, un homme qui marche sur le trottoir de la Canebière ; ce premier hiver après vingt et un ans de glacière.

Et l’hiver passe lentement, matin après matin.

Comme mon poto Yves le résume: « la Canebière divise la ville, d’un côté, les quartiers sud et de l’autre, les quartiers nord ». Mais immédiatement, il tient à bien me faire comprendre et à préciser. « Les quartiers sud se trouvent en fait à l’Est et les quartiers nord à l’ouest. Le centre ville, lui est à la pointe sud. Et les villes de l’ouest se retrouvent par conséquence au Nord… » Devant mon air circonspect, il ajoute fataliste : « Et ouais, c’est Marseille, tout est simple mais extrêmement compliqué ».

Jann-Marc Rouillan

Notes
  • 1.

    À lire prochainement aux éditions Agone, de Jann-Marc RouillanDe mémoire 2 – Barcelone septembre 1973. Et voir le film Salvador de Manuel Huerga.

  • 2.

    Jean Patrick Capdevielle : « au-dessus des rues ».