Au jour le jour

Reprise de la guerre de classes

La saison de l’offensive d’automne de la guerre culturelle est revenue et prend, comme toujours, les démocrates au dépourvu, répandant panique et désespoir dans leurs rangs. Après avoir pris la mesure de la percée dans les sondages opérée par les républicains, les démocrates se lancent dans les mêmes contre-attaques timorées qui eurent si peu d’effets la dernière fois ; rédigeant des correctifs aux spots électoraux mensongers des républicains et se plaignant au surveillant quand la bande adverse porte des coups bas.

Mais ça ne marche pas.

Les choses iraient sans doute mieux pour les démocrates s’ils prenaient la guerre culturelle pour ce qu’elle est effectivement : une forme larvée de guerre de classes et un faux populisme qui voit l’Amérique « authentique » se dresser contre ceux qui souhaitent la diriger, cette bande de mangeurs de roquette [1] qui souhaitent « Bonnes vacances » au lieu de « Joyeux Noël ». Mais ce qu’on trouve au cœur de toute cette histoire, c’est un sentiment viscéral lié au conflit de classes : une récrimination ressentie comme légitime à l’encontre de dirigeants pédants et incapables. Tout cela est émotionnellement si séduisant qu’il m’arrive souvent de songer que j’aurais pu y souscrire moi-même.

Depuis les années 1970, à quelques rares exceptions près, la réponse des démocrates à cette sempiternelle critique a été de la considérer comme à peine digne de mépris : ce qui ne fait que conforter le fantasme de persécution qui nourrit le mythe fondateur de la guerre culturelle. Prenez Sarah Palin, par exemple, la candidate républicaine à la vice-présidence et porte-drapeau de l’actuelle offensive d’automne. Comme tous les soldats de la guerre culturelle qui l’ont précédée, elle affirme avoir été méprisée et regardée de haut par les grands et les puissants qui compose l’élite libérale. Continuez de la regarder de haut et de la mépriser et vous offrez un merveilleux exemple de ce dont parle cette dame.

Lorsque les républicains crient à la guerre de classes, il n’est que justice qu’on la leur renvoie. Dans la conjoncture économique particulière du moment, ce sont les démocrates et non les républicains qui ont toutes les armes de leur côté. À condition qu’ils se laissent convaincre de les utiliser.

Prenons la catastrophe économique actuelle – qui menaçait depuis un an. De la même manière qu’elle a mis à genoux Countrywide, Bear Stearns, Indymac, Freddie, Fannie, Lehman, Merrill [2] et Dieu seul sait combien d’autres dans les semaines à venir, elle a également pulvérisé les doctrines conservatrices qui règnent depuis les vingt-huit dernières années.

Mais impossible de mettre ce désastre au compte des syndicats ou d’un excès de réglementation comme les républicains l’ont toujours fait. Non, c’est le système financier chéri des conservateurs quand il est en roue libre, débarrassé de l’intervention intrusive du gouvernement – comme l’ont exigé des générations de prophètes des réductions fiscales et d’entrepreneurs agités. Le système financier américain s’est mis à tromper, mentir et courir à sa ruine (nous entraînant avec lui) jusqu’à nous conduire au bord de l’Armageddon. C’est comme si Wall Street était dirigé par une troupe d’amateurs de reconstitutions historiques bien décidés à rejouer les grandes paniques du XIXe siècle.

Soit dit en passant, c’est à ce même système que les républicains continuent, apparemment de vouloir confier la gestion de la sécurité sociale. Ce même système qui produit des PDG millionnaires, qui gèle les salaires et que nous refinancerons pendant des années.

Lundi, John McCain a rejeté la faute de ce désastre économique sur l’« avidité de certains individus de Wall Street ». Autrement dit, c’est la faute d’une poignée de malfaisants ; et le capitalisme devrait repartir de plus belle une fois que nous l’auront débarrassé de tous ceux qui ne visent que leur intérêt personnel. Dans les semaines à venir, le sénateur McCain se dressera peut-être aussi avec audace contre la convoitise et la paresse ?

En revanche, les importants changements structurels opérés ces vingt-huit dernières années et qui ont rendu cette situation possible – vagues de déréglementation, mainmise du monde des affaires sur le gouvernement lui-même – ne semblent rien lui inspirer de particulier. Au mois de mars dernier, McCain a d’ailleurs réclamé davantage de déréglementations afin de répondre à la crise. Il y a deux semaines, lors de la convention républicaine, un Mitt Romney enthousiaste a lui-même promis que McCain se servirait « de la tondeuse à gazon contre la réglementation excessive ». Pour faire bonne mesure, cet ancien conseiller en gestion de personnel a appelé à la reprise des combats contre la masse salariale fédérale syndiquée et son « appétit de tyrannosaure ».

Tu parles d’un tyrannosaure ! Grâce au parti de Romney et McCain, les emplois fédéraux sont désormais si peu attractifs financièrement aux yeux des plus qualifiés qu’on pourrait aussi bien parler de volontariat. Et c’est une des principales raisons pour lesquelles – outre le fait qu’elles sont complètement dominées par les activités qu’elles sont censées superviser – les agences de régulation fédérale semblent avoir du mal à sortir du lit le matin. Le moment a rarement été aussi bien choisi pour laisser tomber la roquette et parler de la réalité des rapports sociaux. Si on peut se féliciter de voir justement Barak Obama s’y atteler, il doit néanmoins continuer d’enfoncer le clou jusqu’à ce que chaque Américain comprenne bien le choix qui nous est proposé.

Thomas Frank

Wall Street Journal, 17 septembre 2008

Thomas Frank écrit pour Le Monde diplomatique des analyses sociales et politiques de la situation américaine. Ses livres paraissent en français aux éditions Agone : Pourquoi les riches votent à gauche, 2018 ; Pourquoi les pauvres votent à droite, [2008], 2013 ; Le Marché de droit divin, 2003.

Notes
  • 1.

    L’un des stéréotypes les plus répandus concernant les libéraux est leur amour de la salade – et en particulier de la roquette

  • 2.

    Organismes financiers américains que la crise économique a réduits, au mieux, à recourir à la Réserve fédérale américaine, au pire à la faillite.