Au jour le jour

Le « franc-tireur » de la Chicago Machine

J’ai toujours su que l’élection de 2008 se transformerait en une nouvelle bataille de la guerre culturelle. Le seul mystère résidait dans la forme spécifique que prendrait cette fois-ci le conflit. Et la réponse a de quoi surprendre même un cynique comme moi : tout tourne autour du quartier où vit Barack Obama. Les Républicains s’apprêtent à courtiser l’électorat ouvrier en faisant de l’élection un véritable référendum sur Hyde Park, le quartier de Chicago où se trouve la célèbre université et dont M. Obama était l’élu au Sénat de l’Illinois.

La nouvelle est parue dans le Washington Post de vendredi dernier, qui annonçait que « les Républicains compt[aient] accuser Obama d’élitisme » – comme c’est original ! – parce qu’il vient de « Hyde Park, à Chicago, où les professeurs libéraux forment un monde universitaire totalement “insensible” à l’électorat ouvrier ». Puis, quasi mécaniquement, le dernier numéro du Weekly Standard accuse maintenant le quartier de M. Obama d’être un îlot de timbrés issus de la haute société – ce qui est un mensonge flagrant si on considère que le revenu médian par ménage y est substantiellement moins élevé que ce même revenu tant à l’échelon national qu’à celui de Chicago.

J’ai d’abord pensé qu’il s’agissait d’une erreur. S’il existe bien, à Hyde Park, une clique de professeurs « insensibles » aux intérêts de la classe ouvrière (comme je le sais pertinemment pour y avoir vécu moi-même quinze ans), ils sont conservateurs et membres de ces départements de Droit et d’Économie à qui l’université de Chicago doit une grande part de sa renommée mondiale.

Leur hostilité à l’égard de la classe ouvrière est indubitable. Ils ont tout fait pour prouver l’inconstitutionnalité du New Deal. Ils s’en sont pris aux syndicats et à l’idée d’une augmentation du revenu minimum tout en applaudissant à tout rompre l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA) et la formidable inégalité des salaires. En ce moment même, dans le quartier diabolique de Hyde Park, l’université met sur pied à grand renfort d’argent un Institut Milton Friedman afin de mieux vénérer le plus grand des évangélistes du libre marché. Avec une certaine cohérence, il occupera le bâtiment qui accueillait auparavant le séminaire théologique de Chicago.

Mais quand le « monde universitaire » de Hyde Park est dans la ligne de mire, ces professeurs-là sont épargnés. Ceux-là sont des intellectuels comme les aiment les conservateurs. (D’ailleurs, si le GOP [1] a jamais été véritablement le « parti des idées » – comme ils disent –, ces quelques idées sont nées à Hyde park.)

Ce que les guerriers culturels veulent dire est bien plus crû : Hyde Park (1) abrite une bande d’universitaires et (2) possède une tradition politique progressiste. C’est ici que le stéréotype rencontre le cliché : « Professeurs » + « Pensée libérale » = « Élitisme ».

Peut-être cette stratégie marchera-t-elle. Mais nos amis Républicains devraient d’abord apprendre deux ou trois choses sur les ennemis historiques de Hyde Park avec lesquels ils font alliance.

La spécificité de l’histoire politique de ce quartier (qui le distingue de tous les autres quartiers de Chicago), c’est sa méfiance viscérale vis-à-vis de ce népotisme municipal généralisé qui caractérisa la ville durant des décennies et fut popularisé sous la formule « Chicago Machine ».

Au fil des années, ce quartier a obstinément envoyé, aussi bien au Congrès qu’au Conseil municipal, un certain nombre d’hommes indépendants et favorables à une gestion municipale saine. Parmi eux, le conseiller municipal Leon Despres, qui s’est battu contre la Machine durant des années ; le maire Harold Washington, qui finit par remporter son combat contre le clientélisme ; et le sénateur Paul Douglas, dont l’éternelle lutte contre la corruption lui valut d’être légitimement surnommé le « Franc-tireur ».

En retour, la Machine les détestait : ses responsables se livrèrent au charcutage électoral de Hyde Park afin de diluer l’influence de son vote ; le micro de Leon Despres était coupé quand il prenait la parole au Conseil municipal ; etc. Envoyé au Congrès dans les années 1970, Abner Mikva (qui est, aujourd’hui, conseiller non-officiel d’Obama) décrivit plus tard sa première rencontre avec la Machine quand il tenta de proposer ses services en 1948 : « “Qui vous envoie ? m’a demandé le type de la commission. — Personne, ai-je répondu. — On ne veut personne envoyé par personne. […] Et de toute façon, vous êtes d’où ? — De l’université de Chicago”. Il a conclu : “On ne veut personne de l’Université de Chicago dans l’organisation.” »

Et aujourd’hui, soixante ans après, voici que John McCain retrouve ce noble comportement dans sa joute contre Barack Obama. Investi dans cette vieille haine qu’il croit pleine de promesses, il se sent disposé à relancer la Machine. Quel franc-tireur !

Et pourquoi ne le ferait-il pas ? Après tout, son parti incarne bien mieux la devise de la vie politique de Chicago « Where’s mine ? » [2] que le népotisme de la Machine des années 1950.

Pour m’en assurer, j’ai contacté l’équipe de campagne de McCain en envoyant des mails à deux de ses membres. Ces mails m’ont malheureusement été retournés sans avoir été ouverts. Mais j’avais aussi envoyé un email à Mark Salter, bras droit du candidat McCain, qui, dans la minute, a répondu à ces deux personnes en même temps qu’à moi (quel égard !) : il donnait l’ordre de « Do not respond » [Ne pas répondre].

Je répondrai tout de même. Et donnerai un conseil à M. Salter, qui voyage partout pour parfaire l’image de son patron en « franc-tireur qui ne craint pas de parler à la presse » : « Si vous vous apprêtez à ressusciter la traditionnelle haine anti-Hyde Park, il vous faut en adopter le style authentique. La prochaine fois que vous enverrez balader un journaliste, faites-le avec la manière. Veuillez répéter après moi : “On ne veut personne envoyé par personne.” »

Thomas Frank

Wall Street Journal, 11 juin 2008

Thomas Frank écrit pour Le Monde diplomatique des analyses sociales et politiques de la situation américaine. Ses livres paraissent en français aux éditions Agone : Pourquoi les riches votent à gauche, 2018 ; Pourquoi les pauvres votent à droite, [2008], 2013 ; Le Marché de droit divin, 2003.

Notes
  • 1.

    « GOP » est l’acronyme de «Great Old Party » [Vieux Grand Parti] », l’un des noms – avec « Party of Ideas» [Parti des idées] – que se sont donné les républicains. [nde]

  • 2.

    «Where’s mine ? » est la devise ironique proposée dans les années 1960 par le journaliste Mike Royco et que l’on peut traduire par « Je veux ma part ». [ndt]